Screbrenica 1995 - 2015

Dans les jours où la Bosnie commémore le massacre de Screbrenica, nous publions un compte-rendu d'un pèlerinage organisée par Compostelle-Cordoue au mois de mai 2015. Son titre
 
Bosnie, cette guerre si vite oubliée
reflète sans doute plus la réalité des pays d'origine des marcheurs que celle des Bosniaques qu'ils ont rencontrés. Les événements de ce 11 juillet 2015 en sont la preuve.
Dans sa conclusion, ce récit d'Alain Simonin est un appel à la réflexion et au recueillement. C'est ce à quoi nous vous invitons.

Récit d'une marche commémorative du massacre de Srebrenica et pour le renouveau de la Bosnie

Nous étions partis ce 9 mai dernier vingt-deux marcheurs-pèlerins de Suisse, de France, d'Algérie, d'Allemagne, de croyances et de convictions variées, pour nous associer au renouveau de la Bosnie sur le Chemin de paix1 qui commémore en juillet de chaque année le génocide de Srebrenica. Notre petit groupe anticipait cette grande marche de juillet qui rassemble plus de 6000 personnes et qui va fêter cette année le 20ème anniversaire du génocide. De Nezuk à Srebrenica, 15 à 20 km par jour, nous voulions témoigner de notre solidarité concrète envers les « gens de Bosnie » qui hébergent les marcheurs dans leurs modestes maisons aujourd'hui reconstruites sans être toujours achevées. Le développement des ces gîtes d'accueil pouvant contribuer modestement à une économie en quête de redémarrage. La colombe de la paix comme étendard accroché à nos sacs, nous avons entamé notre périple de quatre jours le cœur vaillant et le pas alerte.

Mais, traversant vallons et forêts d'une grande beauté, admirant une flore étonnamment riche et les traces, en retrait des chemins, d'une civilisation ancienne, les « Bogomiles », nous amusant de nos haltes improvisées dans les clairières pour partager notre pique-nique, une certaine gêne commençait insidieusement à gagner nos esprits et nos conversations. C'est que les récits de guerre de nos hôtes ou des paysans croisés sur le chemin, comme les visages graves des femmes solitaires, assises, silencieuses, devant leur maison, avaient petit à petit laisser pénétrer dans nos bouches un goût amer qui se mêlait au goût d'abondance des repas somptueux préparés à notre intention par les villageois. Quel était ce goût étrange qui venait casser soudainement notre vaillance pacifiste ? Un goût de métal. Celui des balles dont nous avions vu les éclats sur les murs des maisons ou des immeubles à notre arrivée à Sarajevo. Un goût de tristesse, celle infinie d'une population « survivante » à qui aucun avenir ne s'offre plus et qui se sent l'oubliée de tous. Un goût de violence, celle des kalachnikovs que nous pouvions presque « toucher » dans les mains imaginaires, juste à côté de nous, des tueurs anonymes acharnés à faire disparaître tout un peuple, celui-là même qui, par l'entremise de nos jeunes guides, conduisait notre marche. Nous les voyions parfois, devant les restes d'un charnier à peine signalé, se mettre à l'écart pour cacher leur douleur d'un parent « enterré » dans cette fosse anonyme. Ces mêmes « gens de Bosnie », peuple meurtri et déjà oublié qui, le soir, en fin d'étape, sur une terrasse qui dominait les collines des massacres honteux, nous honoraient de leur générosité et de leur fierté à nous recevoir. Dans notre fort intérieur, quelque chose se disloquait : la raison. Cette capacité si naturelle de chercher à comprendre. La devise de notre association n'est-elle pas « marcher, dialoguer, comprendre » ? Mais comprendre quoi ?

Sur une autre terrasse, un autre soir, nous avions écouté, éberlué, pendant trois heures d'affilée, un ami survivant nous faire le récit hallucinant de sa course folle en tête de la Colonne fuyant vers Nezuk le harcèlement des tueurs en juillet 1995. Jamais la mort et la vie, les larmes et le rire ne nous sont apparus ce soir là, aussi dérisoires. Jamais l'idée de paix ne nous a paru aussi incohérente.

Après quatre jours de cette marche sur les traces de la Colonne, parvenus à Potocari-Srebrenica, nous étions tous réunis, comme écrasés par un étrange silence, devant le mémorial circulaire des 8372 civils massacrés par les troupes du général Mladic au terme du siège de cette ville martyre, dont les corps on été aujourd'hui partiellement identifiés. Ayant lu tous ces noms gravés dans la pierre blanche, comme une louange à la mort qui avait stoppé net l'horrible souffrance du siège, nous retournant vers le hangar d'une usine désaffectée, de l'autre côté de la route, nous entendions encore le silence des femmes et des enfants qui avaient été parqués par l'assiégeant entre ces quatre parois métalliques, avec la complicité impuissante des soldats de la Forpronu sensés les protéger. Plusieurs d'entre nous se sont alors couchés sur l'herbe, pour ne plus réfléchir. A son terme, notre marche pour la paix « grinçait ». Nous ne voulions pas savoir qui avait massacré qui, qui étaient les méchants, qui étaient les bons. Nous voulions que tout cela n'eût pas existé. Nous voulions quitter ces lieux d'une horreur presque encore « fraîche », nous voulions rentrer à la maison, peut-être, voir encore juste avant, le pont de Mostar « reconstruit », pour le bien de nos âmes dont la bonté avait été durement altérée. Ou encore visiter le site archéologique de Stolac avec ses étonnantes figures ciselées sur les pierres dressées des « Bogomiles », pour nous souvenir que le bien et le mal sont une quête sans fin menée par les plus anciennes civilisations.

Revenu « à la maison », chez soi, là où le goût de métal ou de sang dans la bouche n'a plus cours, là où règne la paix comme règnent les étoiles dans le ciel que l'on prend plaisir à contempler, le soir, sur la terrasse ... un constat et des questions se dessinent alors dans notre esprit. Bien sûr les dialogues entre marcheurs et avec « les gens de Bosnie » nous ont permis, une nouvelle fois, de nous connaître mieux, de prendre conscience de nos différences, parfois vertigineuses, quelles soient biographiques, sociales, psychologiques, culturelles, ou spirituelles. De réaliser qu'accepter ces différences n'est pas aisé et que des incompréhensions, des frustrations, des escarmouches, peuvent prendre forme et assombrir momentanément nos journées de marche. Toutes ces découvertes ont enrichi à l'évidence nos esprits de pèlerins pour la paix. Mais il nous reste ce goût de sang dans la bouche dont nous a parlé notre survivant de la Colonne et dont Tracy Chamoun, une survivante de la guerre du Liban s'était fait l'écho (« Le sang de la paix ». JC. Lattes. 2013). Alors la question qui engloutit nos espoirs : est-ce parce que nous « croyons à la paix » entre les humains et que nous marchons pour elle depuis cinq ans, que celle-ci va s'instaurer, comme un souffle venu du ciel, dans les pays aujourd'hui en guerre (et quelles guerres, plutôt une succession de massacres effroyables au nom d'un dieu vertueux ou d'un puissant protecteur) ? La paix devrait être contagieuse tant elle est l'évidente alternative aux horreurs durables de la guerre ... mais le monde n'est pas contaminé! Alors quoi ?

Qui sont-ils ces guerriers d'hier et d'aujourd'hui, assoiffés de sang, portant en eux l'ignominie du monde ? Qui sommes-nous les pacifistes, infatigables marcheur pour la paix, auréolés d'une bonté intarissable pour le monde ? Comment entre « eux » et « nous » faire société ?

Que répondre ? Passant d'un « nous » abusif pour la convenance de ce récit d'un voyage vécu collectivement, au « je » d'un aveu tout personnel, je confesse que je n'ai, après ce voyage en Bosnie, plus de réponse. Puis-je, en tant que président fraîchement élu de l'association Compostelle-Cordoue, qui marche pour la paix et pour le vivre ensemble, adopter alors la posture du cynique ou du désabusé pour lesquels notre monde largement désenchanté montre bien que Descartes et Rousseau avaient tort de croire dans la raison et la bonté de l'homme ?

Silence ... ! Perturbé par mon incapacité à répondre, je suis allé faire une promenade que j'ai, en désespoir de cause, espéré une fois encore, salutaire. J'en suis revenu avec une « image ». Sur le plateau de Plaine Joux, à 1100 mètres d'altitude, en Haute-Savoie au dessus de la vallée de l'Arve, entre Annemasse et Cluse, se dessine à l'écart de la route, un petit vallon en pente douce au sommet duquel s’étalent, dans un silence d'éternité les jours de semaine où personne ne s'y promène, trois petites maisons d'alpage. Ce jour là, une famille y plantait des pommes de terres dans une parcelle fraîchement labourée. Un peu plus loin, le long d'un petit chemin bordé d'un mur de pierre, comme nous en avions vus en Bosnie, apparaissent deux énormes tilleuls dont la parure verte me sauta presque à la figure tant son abondance, en cette fin de printemps, me paru démesurément généreuse. Et entre ces deux arbres géants, je vis cette pierre dressée que je connais bien, puisque je parcours cette contrée depuis vingt ans, cette pierre de granit blanc et noir, en forme de croix. Qui l'avait placée là entre ces deux arbres qui semblaient lui servir de garde du corps ? Qui, des arbres ou de la croix, avait pris place en premier sur ce site d'où émane une infinie douceur ? Accrochée à une grosse branche, de l'autre côté de la croix, on avait installé une petite balançoire. L'enfant n'était plus là. Mais la paix, oui.

Lucinges, 25 mai 2015

Alain Simonin