La communication de Maurice Ruben Hayoun lors du Forum de Cordoue 2010 décrit les perspectives ouvertes par un dialogue au-delà de tout fondamentalisme tel que l'a vécu cet éminent précurseur du dialogue interreligieux.

Je ne chercherai pas à dissimuler mon émotion lorsque je me suis retrouvé dans cette ville-symbole, ville natale de Moïse Maimonide, Cordoue, à l’invitation de nos amis de Compostelle-Cordoue.

Un lointain précurseur du dialogue interreligieux...

Cet homme, Moïse ben Maimon, en arabe Moussa ben Maimoun ibn Abdallah al-Codoubi al-Israili (son état civil arabe)  a certes, œuvré en faveur de la religion dans laquelle il est né, mais il a, tout aussi puissamment, milité en faveur du dialogue des cultures et de l’esprit de tolérance. C’est-à-dire d’acceptation de l’autre. Comme j’aime à le rappeler ce fut un homme qui pensait en grec, écrivait en arabe et priait en hébreu. Sans que cela ne lui cause le moindre problème ni qu’il l’ait vécu comme un paradoxe ou une contradiction. Il est permis de voir en lui, comme en Averroès et en Thomas d’Aquin, un lointain précurseur du dialogue interreligieux de notre temps.

Une vie juive dans l’Europe médiévale

Né en 1138 à Cordoue (Andalousie), réfugié avec sa famille à Fes vers 1165 à la suite de l’invasion de la secte des fanatiques almohades, établi jusqu’à sa mort en 1204 dans le vieux Caire (Fostat) où il achèvera son œuvre philosophique et théologique, Moïse Maimonide incarne à nos yeux ce qu’était une vie juive dans l’Europe médiévale. Malgré les persécutions et les brimades inhérentes à une telle existence, ce médecin-philosophe-théologien, pur produit de la culture judéo-arabe, a pratiqué, par son action et son œuvre, ce qu’il est convenu  de nommer aujourd’hui le dialogue des cultures.

Une œuvre philosophique majeure

Contemporain des Croisades, ce courageux réformateur du judaïsme de son temps eut un destin exceptionnel  puisque son approche du judaïsme, dénuée de préjugés et de complaisance, a généré son œuvre philosophique majeure, le Guide des égarés dont les penseurs musulmans et chrétiens ultérieurs s’inspirèrent. C’est à l’âge de la maturité, moins de dix ans avant sa disparition, qu’il mit une touche finale à cette œuvre écrite en langue arabe avec des caractères hébraïques.

Un Juif des Lumières

Comment qualifier la vocation et la personnalité de ce Juif des Lumières que fut Maimonide ? En soulignant sa volonté d’éclairer la foi par la raison et de donner une exégèse spirituelle des Ecritures. Et en effet, le Guide des égarés se livre, page après page, à une critique raisonnée des traditions religieuses. Son auteur, né juif mais nourri de lettres arabes et de philosophie gréco-musulmane, fut contraint d’abandonner son Andalousie natale et d’émigrer en Egypte. Sa vie durant, il sera à l’intersection de trois cultures : ce juif pensait dans des catégories grecques, écrivait ses œuvres en arabe et priait en hébreu. Au sein du judaïsme médiéval, c’était la règle et non point l’exception. On peut donc légitimement parler d’un dialogue des cultures avant la lettre puisque, comme son contemporain musulman plus âgé Averroès et à l’instar de ses devanciers Al-Farabi, Avicenne et Ibn Tufayl,  Maimonide fut un représentant juif de l’esprit grec. Ceci n’impliquait nullement le moindre affaiblissement de son identité juive, cela renforçait plutôt la dimension universelle de son judaïsme.

Une culture universelle

Peut-on vraiment parler de cultures au pluriel, ne s’agit-il pas, en réalité, d’un fonds commun à l’humanité dans son ensemble mais qui se décline différemment suivant les latitudes et les mentalités ? Il existe une culture universelle, comme il existe une philosophie générale, une pensée humaine. Une Culture universelle englobant toutes les autres et dont les idéaux se résument en deux points : penser le vrai et faire le bien.

La religion, l’appartenance religieuse, font-elle partie de la Culture ? Est-ce que la religion juive, par exemple, constitue une partie de la culture juive ? Maimonide ne scindait pas cette réalité protéiforme qu’est le judaïsme en des catégories distinctes, même s’il admettait la classification des sciences de son temps : la grammaire, les mathématiques, la physique, la métaphysique et l’éthique. A ses yeux, le seul problème qui comptait était celui de l’être et de la vérité, laquelle n’est l’apanage exclusif d’aucune nation. Chaque culture ou forme de culture génère une tradition, le plus souvent de nature ou d’origine religieuse qui sert de depositorium, de réservoir à ses croyances, à son passé et à sa vision de l’univers.

Un dialogue au-delà de tout fondamentalisme

Un point mérite, cependant, d’être relevé : comment les adeptes de ces religions monothéistes que sont le judaïsme, le christianisme et l’islam, peuvent-ils dialoguer avec les Grecs, découvreurs de la philosophie et adeptes du polythéisme ? Et pourtant, ce fut le pari qui fut largement tenu par toute la tradition philosophique gréco-musulmane.

Examinons succinctement comment Maimonide a préconisé ce dialogue entre son propre judaïsme philosophique d’une part et  l’hellénisme, l’Islam et le christianisme d’autre part. Le point de départ de la spéculation maimonidienne est le suivant : face au désarroi que ressent le juif religieux, fidèle à sa tradition mais aussi adepte de la recherche philosophique, il convient de donner aux égarés un guide. D’où le titre du livre. Mais au lieu de pratiquer l’autarcie intellectuelle et morale, Maimonide se tourne vers une pensée polythéiste, certes, mais bien armée au plan intellectuel. Aux Grecs, il emprunte l’instrument syllogistique et aux Arabes il emprunte rien moins que la méthode d’interprétation allégorique de la Bible. Ce qui n’est pas rien.

Un dialogue entre des croyances ou des systèmes différents présuppose que l’on s’affranchisse de tout fondamentalisme et que l’on bannisse l’exclusivisme religieux. La reformulation philosophique de la religion juive par l’auteur du Guide des égarés allait dans ce sens et constituait un bon point de départ. Un judaïsme ouvert, conscient des valeurs qu’il incarne mais aussi désireux de s’ouvrir et de pratiquer une exégèse du dialogue. Un judaïsme qui ne réduit pas la portée du Verbe et de la révélation de Dieu à sa seule portée ou convenance. Un judaïsme qui s’occupe autant de ses adeptes que de l’écrasante majorité de l’humanité. Un judaïsme, enfin, instruit de l’exacte nature de son essence et capable de séparer l’essentiel de l’accessoire, le transitoire du permanent.

Un rapprochement fécond

Maimonide a pu montrer qu’au-delà de la pratique religieuse simple il y a un univers qui s’ouvre au regard de ceux qui savent interroger correctement le Verbe divin. Le rapprochement entre deux univers, monothéiste et païen, ne pouvait manquer d’être fécond. Maimonide découvre alors des affinités idéologiques entre l’univers de la Physique aristotélicienne et celui de l’origine biblique de l’univers d’une part, entre  la Métaphysique et la vision du char d’Ezéchiel, d’autre part. A elle seule, cette équivalence établit une passerelle entre deux formes de pensées condamnées, jusqu’à Maimonide, à se tourner le dos. Or, sans le legs spirituel de l’hellénisme, nous n’aurions pas eu de philosophie ni de théologie médiévale,  qu’elle fût juive, chrétienne ou musulmane.  Et cette Renaissance médiévale, ces Lumières de Cordoue n’auraient pas précédé l’Aufklärung de Berlin, ni ne lui auraient ouvert la voie.

Les emprunts de Maimonide à l’Islam

Quels sont les emprunts de Maimonide à l’Islam qu’il connaissait bien mieux que le christianisme ? Juif né en terre musulmane, Maimonide appartient à l’univers socio-culturel et linguistique de l’Islam puisque son apprentissage philosophique s’est fait en langue arabe, auprès de penseurs arabes et sur des textes gréco-arabes. Mais pour préserver son intégrité religieuse et son essence profonde, Maimonide n’a pas abandonné son identité juive qu’il a voulu enrichir au contact d’autres cultures.

Les fruits du dialogue

Les fruits de ce dialogue existent même si l’on a quelque peine à les entrevoir aujourd’hui : le recul de l’intolérance, la suppression du fanatisme, la disparition de l’exclusivisme religieux et enfin l’instauration  de la paix des consciences. L’émergence d’une culture universelle unifiée, qui s’adresse à tous, en respectant les différences de leurs traditions religieuses. Au fond, le dialogue des cultures reprend sous une forme différente la vieille interrogation biblique, demeurée sans réponse : Suis-je le gardien de mon frère ? L’œuvre de Maimonide tente d’y apporter une réponse positive.


Maurice-Ruben Hayoun*

*Professeur au Département de philosophie de l’Uni de Genève.
Dernier livre paru, La kabbale, Paris, Ellipses, 2011.