Marches-rencontres « aux sommets ». Berne-Valais, juin, 2014 (par Alain Simonin)
Parfois la vie des humains s'emballe : lorsqu'ils se mettent en mouvements, lorsqu'ils acceptent que leurs coeurs s'ouvrent à l'autre, lorsqu'ils s'efforcent de comprendre plutôt que d'affirmer. Trois associations pour la paix[1], Association Internationale Soufie Alâwiyya suisse, Reconstruire ensemble, Compostelle-Cordoue, ont uni leurs savoir-faire pour intensifier la réflexion et l'échange à propos de la paix à construire, pour soi, pour le monde.
La porteuse d'eau
Marches, dialogues, rencontres : six jours de fraternité des coeurs en Suisse centrale, de Rueli Ranft à Berne, du 28 au 31 mai 2014
Dans son village natal d'Algérie, toute petite, elle portait sur sa tête une jarre d'eau qu'elle ramenait à la maison pour les besoins domestiques. Des jarres de plus en plus volumineuses, de plus en plus lourdes, pour montrer qu'elle était forte, la plus forte de toutes. Pour s'affirmer, pour jouer, pour rendre service. Plus tard elle le paya cher d'un méchant mal de dos. Une histoire murmurée à mon oreille par une jeune algérienne, comme des dizaine d'autres récits, que nous nous racontions en marchant. Histoires de vie qui viennent de partout, d'Afrique, d'Europe, mêlées de croyances, d'expériences, de références culturelles, toutes si précieuses parce qu'elles singularisent les êtres, nous rendant attachants les uns pour les autres. Des liens s'établissent, qui relient nos profondeurs, nous ouvrent à une communauté fraternelle, préfiguration du mieux vivre ensemble, comme le dira le libanais Samir Frangier quelques jours plus tard aux Rencontres de St Maurice.
L'eau c'est la vie, source de bien être et de spiritualité. Porter sur soi pour les autres, c'est le premier geste, encore enfant, qui construit notre dignité. Dans notre marche d'une semaine[2] de Rüli Ranft à Berne, c'est d'un message de paix dont nous étions porteurs, trente et un marcheurs et marcheuses membres des associations Aisa suisse et Compostelle-Cordoue. Ce sont nos amis soufis qui ont eu l'initiative de marcher en mémoire de Nicolas de Flüe, homme de paix s'il en est, figure emblématique d'une Suisse réconciliée par les vertus du silence qui habitait cet homme reclus mais si profondément ouvert sur le monde. [3] Notre message, formulé par le cheikh Khaled Bentounes, fut transmis le samedi 31 mai en l'Eglise française de Berne, au délégué du président de la Confédération, Monsieur Didier Burkhalter, lors d'une cérémonie émouvante, à laquelle s'est joint un groupe d'une dizaine de libanais et libanaises maronites de l'association Reconstruire ensemble. Messagers nous l'avons été pleinement, pieds, coeur, esprit, parcourant sur le tracé du Chemin de St Jacques, collines, lacs, villages, villes, forêts, alpages, parfois sous une fine pluie, parfois dans le froid vif des soirées en altitude, parfois sous un soleil radieux, touchés par la beauté et le calme exceptionnels de ces contrées et la gentillesse de ses habitants. Marcher engage l'être corporellement mais ouvre aussi insensiblement les coeurs et élève l'esprit. Jamais, je ne me suis, quant à moi, autant rapproché de la spiritualité musulmane, par les échanges spontanés entre marcheurs, par les chants et les louanges du matin. Mystère de notre unicité fondamentale que l'actualité des guerres et du terrorisme dans le monde nous empêchent de considérer avec discernement et espérance. Tout ne fut pas harmonieux bien sûr : des malentendus, liés le plus souvent à des différences culturelles héritières lointaines de rapports conflictuels entre l'Orient et l'Occident, ont parfois obscurci l'entente entre les marcheurs et leurs guides. C'est pourquoi nos marches se terminent toujours par un cercle de dialogue, organisé selon un rituel précis, qui permet à l'expérience vécue par chacun de se donner à connaître et à reconnaître. Paix et pardon sont ici partagés. Par ailleurs, une équipe de cinéastes français fort sympathiques et engagés nous ayant bénévolement accompagnés (au risque de leur peau sur des chemins parfois glissants et pentus !), notre marche symbolique d'une fraternité inter-religieuse et interculturelle déjà présente, proposera prochainement sur internet une esquisse en image de notre étonnant périple. A suivre donc ...
Construire la paix à partir de nos incertitudes
Les Rencontres de St Maurice, les 2 et 3 juin 2014 : S'engager à construire la paix de part et d'autre de la Méditerranée
Nos trois associations initiatrices, rejointes par celles de Thérapie de l'âme et de Ferdinand Gonseth, se sont retrouvées pour deux jours de réflexion. Dans une alternance d'exposés passionnants et de moments d'appropriation et d'échange par les Cercles des qualités et des vertus et par de courtes marches, les 80 participants ont pu mesurer le chemin réflexif et spirituel que nous avons à parcourir pour « habiter ces lieux de désolation » (Dorothée Browaeys[4]) que sont les contrées où les hommes aujourd'hui s'entretuent ou s'exploitent les uns les autres.
De l'interminable guerre du Liban, Samir Frangié [5] nous dit la naissance en 2005 d'une opinion publique qui a osé s'affranchir des alliances meurtrières et s'engager spontanément dans un mouvement d'empathie sans précédent à l'égard d'un « immolé » (l'assassinat de Rafiq Hariri), sans pourtant confirmer par la suite cet engagement. Laissant les institutions à nouveau paralysées. Il avait aussi insisté à Berne, lors d'une table ronde, sur cette paix à construire à partir du lien avec l'autre, entre individus libres en conscience et non pas soumis aux lois et certitudes d'un groupe. La paix a un prix, celui de notre propre investissement. « L'enjeu de la réconciliation entre chiites et sunnites est considérable pour tout le Moyen Orient. Le Liban est peut-être cette terre de réconciliation, mais c'est la société civile qui doit en être l'acteur principal ».
Le Père Maroun Atallah[6] insiste sur la méconnaissance, au sein de la société civile, des mécanismes de la violence, perçue uniquement par les protagonistes comme mouvement justifié de représailles. L'humain se fait piéger par ces processus de manipulation qui réveillent en lui une violence interne mal comprise : la peur de l'autre potentiellement violent, la mémoire de la violence intériorisée. Mais l'association « Vivre ensemble » travaille par le biais de la culture à dépasser ces peurs, en organisant des rencontres intercommunautaires, notamment avec les jeunes, et des pèlerinages, de village en village, où les communautés sont hôtes les unes des autres. Plusieurs membres de nos associations feront ce pèlerinage au septembre prochain au Liban.
Le philosophe Pierre Marie Pouget[7] distingue la paix établie par les grandes puissances (pax romana, pax americana) et la paix d'inspiration divine qui transcende la violence (saint Maurice d'Agaune). « La paix inspirée perd sa cohérence et sa pérennité si elle ne combat pas perpétuellement ce qui veut la détruire en celui qui la porte ». Du point de vue méthodologique, la construction de la paix a un volet moral et un volet technique. « L'universalité à priori de la paix est un piège » et doit être remplacée par l'adoption d'une attitude d'empathie irréductible vers l'autre, associée à une capacité à se remettre en question. En fait « l'incertitude d'atteindre, dans les deux camps, les objectifs attendus, est la conditions fondamentale du processus de paix ». « Les artisans de paix doivent substituer le modèle de la confrontation à un autre modèle basé sur le goût de l'autre, le nécessaire incomplétude, l'investissement de la citoyenneté qui ne fait qu'un avec la nature ». Construire la paix, me suis-je dit, c'est pérégriner à l'infini... !
Cet exposé remarquable ouvrit les portes d'une étonnante convergence avec celui du professeur[8] Thierry Magnin. Celui-ci réaffirme la nécessité d'une pensée ouverte pour construire la paix à partir de nos incertitudes ! « En science, penser la complexité, c'est penser par relation ...on est passé d'une analyse statique (en décomposant les éléments) à une pensée dynamique (en reliant l'observateur à son observation)...l'électron n'est pas un en soi mais toujours une interaction mesurée par l'homme ». Cette posture de l'homme au monde « en situation » impose le paradigme de « l'incomplétude » : « quelque chose échappe au scientifique, quelque chose est voilé....connaissance et incomplétude marchent ensemble ». A cette compréhension fondamentale des processus de connaissance scientifique, fait écho un processus semblable concernant les « vérités théologiques ». Et Thierry Magnin de se référer à Nicolas de Cues[9] : « Tout ce que nous concevons de Dieu, il n'est pas plus vrai d'affirmer qu'il soit, plutôt que de le nier ». Nos certitudes sont donc relatives dans ce domaine aussi, il nous faut faire l'expérience de l'incomplétude, réhabiliter le mystère qui un appel à connaître. Thierry Magnin parle de « coïncidence des opposés à l'infini » et nous invite à développer une nouvelle attitude dans le dialogue interreligieux :
- accueillir la réalité comme quelque chose qui résiste
- accepter activement cette incomplétude non comme une défaite de la raison, mais comme une condition du progrès
- chercher à construire du sens sur fond de non-sens
- s'ouvrir à l'universel par le particulier
Démonstration vivifiante que cet exposé qui nous a laissés dans « l'étonnement » (au sens philosophique). J'en ai tiré personnellement une grande joie à me penser « croyant parmi d'autres croyants »[10]
Le cheikh Khaled Bentounes[11] nous présente une opportunité majeure à vivre l'incomplétude entre le féminin et le masculin lors du prochain Congrès d'Oran[12], intitulé : «Paroles aux femme. Regard croisés »[13]. « Les femmes sont en train de pénétrer le monde académique et le mondes des entreprises. Les conséquences de ce mouvement sont imprévisibles et ignorées des gouvernements »
Des cercles de dialogue et des marches nous permirent de « métaboliser » ces passionnants exposés et débouchèrent sur une série de des propositions concrètes (voir le site www.aisa-suisse.ch)
Cette rencontre fut conclue par Dorothée Browaeys en évoquant la métaphore du « jardin de la paix et ses jardiniers ». Faut-il y arracher les mauvaises herbes ? Ou faire pousser ensemble des variétés nouvelles ? Le poison et le remède ne s'y côtoient-ils pas ! Dans un jardin agro-biologique, chaque plante doit être connue et les équilibres recherchés demandent beaucoup de soin. Autrement dit : « Le contradictoire peut être uni et l'unité est la seule force ».
Marcher – dialoguer – invoquer – comprendre, dans un même mouvement. Tels sont les buts de l'association Compostelle-Cordoue. Jamais ne n'avais ressenti avec autant de force la richesse de cette invitation. C'est ce « total humain de paix » (Pierre Marie Pouget), corps, coeur, esprit, qui s'est mis en mouvement, je crois, pour nous toutes et tous lors de cette dizaine de jours consacrés à la paix. Dix jours vécus comme une expérience profonde de laquelle je ressors, quant à moi, transformé. Comme propulsé vers cette « fraternité des coeurs » que nous avons souvent évoquée, parce que nos coeurs sont aussi des visages offerts, des paroles confiées, des soucis et des rires partagés. Autant de personnes singulières et émouvantes devenues pour moi familières. Quelle force nouvelle que cette communauté humaine qui s'agrandit toujours plus dans nos coeurs. J'ai un ami très cher qui représente pour moi le Nicolas de Flüe d'aujourd'hui. Il s'appelle Toni Rüttimann, le pontonnier. Depuis 25 ans, il construit des ponts[14] entre les rives de villages dévastés par des inondations ou des tremblements de terre, en Amérique du sud et en Asie, uniquement avec des matériaux de récupération donnés par des grandes entreprises mondiales. Sans salaire ni domicile, il met son coeur, son intelligence et sa force de travail au service des paysans en difficulté. Il travaille humblement mais avec une conviction et une ténacité qui me bouleverse à chaque foi que j'ai l'occasion de le rencontrer lors d'une de ses tournée en Suisse. Il est le « colibris » de Pierre Rabhi. Voici ce qu'il écrit dans son dernier message[15], que je vous envoie à vous toutes et tous, chers ami-es marcheurs et marcheuses, comme une prière de reconnaissance et de joie profonde que j'ai partagées avec vous tout au long de cette marche : "Ce que tu fais",a écrit Gandhi, "dans le grand ensemble des choses, est insignifiant. Mais il est absolument vital que tu le fasses". Continuellement je m'émerveille de la très rare chance d'être sur cette planète. Comme très court et précieux est notre temps ici. Les ponts construits avec les dons et les restes, l'amour et le sacrifice de tant de personnes, expriment mon désir le plus cher: je suis un humain, je veux en être digne. (Toni Rüttimann, Juin 2014. Traduction: Philippe Grand)
Alain Simonin,
Genève-Lucinges, juin 2014
membre de l'association Compostelle-Cordoue
1. www.aisa-suisse.ch rwww.reconstruireensemble.org www.compostelle-cordoue.org
2. Voir l'itinéraire complet sur le site de Aissa suisse et de Compostelle Cordoue
3. On sait que la Diète de Stans en 1481 fit appel à l'ermite de Ranft, Nicolas de Flüe, pour tenter de résoudre un grave conflit qui menaçait de détruire cette suisse confédérée au prise avec l'intégration contestée de deux nouveaux cantons urbains, Soleure et Fribourg. Aucune trace écrite n'est demeurée de cet entretien, mais les conséquences furent décisives pour rétablir la paix entre les confédérés. Voir à ce sujet : « Nicolas de Flue 1417 – 1487. Un silence qui fonde la Suisse » de Philippe Baud. Edition du Cerf. Paris 1993
4. Journaliste scientifique, fil conductrice des débats et responsable de la synthèse des journées
5. Intellectuel libanais et député maronite. Auteur de « Voyage au bout de la violence ». Actes Sud 1912.
6. Prêtre maronite, de l'ordre des antonins, fondateur de l'association reconstruire Ensemble
7. Théologien et philosophe valaisan membre de l'association Ferdinand Gonseth
8. Docteur en sciences physiques et en théologie, recteur de l'Université catholique de Lyon
9. Penseur allemand du Moyen Age (1401-1464),il fut cardinal et évêque, avant de devenir vicaire temporel et ami du pape Pie II
10 Selon l'expression du moine de Tibhirine Christian de Chergé (« priants parmi d'autres priants »)
11. Guide spirituelle de la confrérie soufie Alâwiyya,
12. Du 28 au 30 octobre, organisé par la AISSA international. Voir le programme sur le site
13. Voir le programme sur le site : congrès international féminin sur Face Book
14. 640 ponts construits jusqu'à aujourd'hui, qui ont touché 1.900.000 personnes dans le monde
15. Les personnes qui voudraient avoir le texte complet de son message (6 pages) peuvent me le signaler, je leur enverrai par e mail