Les Rencontres de St Maurice, les 2 et 3 juin 2014 : S'engager à construire la paix de part et d'autre de la Méditerranée
Nos trois associations initiatrices, rejointes par celles de Thérapie de l'âme et de Ferdinand Gonseth, se sont retrouvées pour deux jours de réflexion. Dans une alternance d'exposés passionnants et de moments d'appropriation et d'échange par les Cercles des qualités et des vertus et par de courtes marches, les 80 participants ont pu mesurer le chemin réflexif et spirituel que nous avons à parcourir pour « habiter ces lieux de désolation » (Dorothée Browaeys[4]) que sont les contrées où les hommes aujourd'hui s'entretuent ou s'exploitent les uns les autres.
De l'interminable guerre du Liban, Samir Frangié [5] nous dit la naissance en 2005 d'une opinion publique qui a osé s'affranchir des alliances meurtrières et s'engager spontanément dans un mouvement d'empathie sans précédent à l'égard d'un « immolé » (l'assassinat de Rafiq Hariri), sans pourtant confirmer par la suite cet engagement. Laissant les institutions à nouveau paralysées. Il avait aussi insisté à Berne, lors d'une table ronde, sur cette paix à construire à partir du lien avec l'autre, entre individus libres en conscience et non pas soumis aux lois et certitudes d'un groupe. La paix a un prix, celui de notre propre investissement. « L'enjeu de la réconciliation entre chiites et sunnites est considérable pour tout le Moyen Orient. Le Liban est peut-être cette terre de réconciliation, mais c'est la société civile qui doit en être l'acteur principal ».
Le Père Maroun Atallah[6] insiste sur la méconnaissance, au sein de la société civile, des mécanismes de la violence, perçue uniquement par les protagonistes comme mouvement justifié de représailles. L'humain se fait piéger par ces processus de manipulation qui réveillent en lui une violence interne mal comprise : la peur de l'autre potentiellement violent, la mémoire de la violence intériorisée. Mais l'association « Vivre ensemble » travaille par le biais de la culture à dépasser ces peurs, en organisant des rencontres intercommunautaires, notamment avec les jeunes, et des pèlerinages, de village en village, où les communautés sont hôtes les unes des autres. Plusieurs membres de nos associations feront ce pèlerinage au septembre prochain au Liban.
Le philosophe Pierre Marie Pouget[7] distingue la paix établie par les grandes puissances (pax romana, pax americana) et la paix d'inspiration divine qui transcende la violence (saint Maurice d'Agaune). « La paix inspirée perd sa cohérence et sa pérennité si elle ne combat pas perpétuellement ce qui veut la détruire en celui qui la porte ». Du point de vue méthodologique, la construction de la paix a un volet moral et un volet technique. « L'universalité à priori de la paix est un piège » et doit être remplacée par l'adoption d'une attitude d'empathie irréductible vers l'autre, associée à une capacité à se remettre en question. En fait « l'incertitude d'atteindre, dans les deux camps, les objectifs attendus, est la conditions fondamentale du processus de paix ». « Les artisans de paix doivent substituer le modèle de la confrontation à un autre modèle basé sur le goût de l'autre, le nécessaire incomplétude, l'investissement de la citoyenneté qui ne fait qu'un avec la nature ». Construire la paix, me suis-je dit, c'est pérégriner à l'infini... !
Cet exposé remarquable ouvrit les portes d'une étonnante convergence avec celui du professeur[8] Thierry Magnin. Celui-ci réaffirme la nécessité d'une pensée ouverte pour construire la paix à partir de nos incertitudes ! « En science, penser la complexité, c'est penser par relation ...on est passé d'une analyse statique (en décomposant les éléments) à une pensée dynamique (en reliant l'observateur à son observation)...l'électron n'est pas un en soi mais toujours une interaction mesurée par l'homme ». Cette posture de l'homme au monde « en situation » impose le paradigme de « l'incomplétude » : « quelque chose échappe au scientifique, quelque chose est voilé....connaissance et incomplétude marchent ensemble ». A cette compréhension fondamentale des processus de connaissance scientifique, fait écho un processus semblable concernant les « vérités théologiques ». Et Thierry Magnin de se référer à Nicolas de Cues[9] : « Tout ce que nous concevons de Dieu, il n'est pas plus vrai d'affirmer qu'il soit, plutôt que de le nier ». Nos certitudes sont donc relatives dans ce domaine aussi, il nous faut faire l'expérience de l'incomplétude, réhabiliter le mystère qui un appel à connaître. Thierry Magnin parle de « coïncidence des opposés à l'infini » et nous invite à développer une nouvelle attitude dans le dialogue interreligieux :
- accueillir la réalité comme quelque chose qui résiste
- accepter activement cette incomplétude non comme une défaite de la raison, mais comme une condition du progrès
- chercher à construire du sens sur fond de non-sens
- s'ouvrir à l'universel par le particulier
Démonstration vivifiante que cet exposé qui nous a laissés dans « l'étonnement » (au sens philosophique). J'en ai tiré personnellement une grande joie à me penser « croyant parmi d'autres croyants »[10]
Le cheikh Khaled Bentounes[11] nous présente une opportunité majeure à vivre l'incomplétude entre le féminin et le masculin lors du prochain Congrès d'Oran[12], intitulé : «Paroles aux femme. Regard croisés »[13]. « Les femmes sont en train de pénétrer le monde académique et le mondes des entreprises. Les conséquences de ce mouvement sont imprévisibles et ignorées des gouvernements »
Des cercles de dialogue et des marches nous permirent de « métaboliser » ces passionnants exposés et débouchèrent sur une série de des propositions concrètes (voir le site www.aisa-suisse.ch)
Cette rencontre fut conclue par Dorothée Browaeys en évoquant la métaphore du « jardin de la paix et ses jardiniers ». Faut-il y arracher les mauvaises herbes ? Ou faire pousser ensemble des variétés nouvelles ? Le poison et le remède ne s'y côtoient-ils pas ! Dans un jardin agro-biologique, chaque plante doit être connue et les équilibres recherchés demandent beaucoup de soin. Autrement dit : « Le contradictoire peut être uni et l'unité est la seule force ».
Marcher – dialoguer – invoquer – comprendre, dans un même mouvement. Tels sont les buts de l'association Compostelle-Cordoue. Jamais ne n'avais ressenti avec autant de force la richesse de cette invitation. C'est ce « total humain de paix » (Pierre Marie Pouget), corps, coeur, esprit, qui s'est mis en mouvement, je crois, pour nous toutes et tous lors de cette dizaine de jours consacrés à la paix. Dix jours vécus comme une expérience profonde de laquelle je ressors, quant à moi, transformé. Comme propulsé vers cette « fraternité des coeurs » que nous avons souvent évoquée, parce que nos coeurs sont aussi des visages offerts, des paroles confiées, des soucis et des rires partagés. Autant de personnes singulières et émouvantes devenues pour moi familières. Quelle force nouvelle que cette communauté humaine qui s'agrandit toujours plus dans nos coeurs. J'ai un ami très cher qui représente pour moi le Nicolas de Flüe d'aujourd'hui. Il s'appelle Toni Rüttimann, le pontonnier. Depuis 25 ans, il construit des ponts[14] entre les rives de villages dévastés par des inondations ou des tremblements de terre, en Amérique du sud et en Asie, uniquement avec des matériaux de récupération donnés par des grandes entreprises mondiales. Sans salaire ni domicile, il met son coeur, son intelligence et sa force de travail au service des paysans en difficulté. Il travaille humblement mais avec une conviction et une ténacité qui me bouleverse à chaque foi que j'ai l'occasion de le rencontrer lors d'une de ses tournée en Suisse. Il est le « colibris » de Pierre Rabhi. Voici ce qu'il écrit dans son dernier message[15], que je vous envoie à vous toutes et tous, chers ami-es marcheurs et marcheuses, comme une prière de reconnaissance et de joie profonde que j'ai partagées avec vous tout au long de cette marche : "Ce que tu fais",a écrit Gandhi, "dans le grand ensemble des choses, est insignifiant. Mais il est absolument vital que tu le fasses". Continuellement je m'émerveille de la très rare chance d'être sur cette planète. Comme très court et précieux est notre temps ici. Les ponts construits avec les dons et les restes, l'amour et le sacrifice de tant de personnes, expriment mon désir le plus cher: je suis un humain, je veux en être digne. (Toni Rüttimann, Juin 2014. Traduction: Philippe Grand)
Alain Simonin,
Genève-Lucinges, juin 2014
membre de l'association Compostelle-Cordoue