Cercle de conversation du 28 janvier 2012
dans le cadre des journées « La réunion des opposés » organisées par
L’Union des Enseignants de Yoga de l’Isère
L’Ecole de la Paix
L’association Compostelle-Cordoue
Restitution (subjective, forcément subjective) du greffier
1. Le déroulement de votre conversation.
Si je me risque à nommer ce qui a constitué le fil invisible de vos propos je dirais que c’est le partage des métaphores associées au mot pierre. Votre conversation m’a paru comme un origami, cette fleur pliée japonaise qui se déploie lorsqu’on la plonge dans l’eau et fait apparaître mille formes et mille couleurs. En marcheurs que vous êtes, vous avez fait défiler la pierre que l’on a dans son soulier et qui rend notre marche douloureuse, celle que l’on jette à son ennemi, celle avec laquelle on construit des demeures magnifiques ou des murs de la honte. Vous vous êtes souvenu de celles qui protègent la mémoire des anciens disparus, cette mémoire que l’on emporte sur un chemin de fidélité qui n’est pas tracé. C’était une manière, autre image que je m’autorise, de lier la terre et le ciel comme le font les pierres du Sinaï peintes en bleu par Jean Vérame, de revenir aux formes les plus élémentaires du sacré et de la condition humaine.
2. D’une seule voix…
Le film que vous nous avons vu la veille vous a-t-il impressionné ? Une ancienne rock star devient impresario de la paix ; Palestiniens des territoires et de Gaza, israéliens traditionalistes ou de la mouvance hip hop unissent leurs chants dans une tournée harassante et improbable, ils font fi des murs et des frontières. Mise en scène et illusion fugace ou petits miracles prometteurs en coulisses ? Cela a eu lieu, cela est possible, aucun mur n’empêchera le partage des émotions musicales, oui mais…Peut-être avez-vous déroulé votre conversation sur ces espoirs et ces interrogations ?
3. Le partage des sentiments et l’omniprésence du politique.
L’animateur de ce jour vous a invité à entrer dans le cercle, si vous le souhaitiez, au fil des résonances éveillées par les propos délivrés en son centre. D’emblée, à propos d’une manifestation où l’on protestait contre le massacre des Coptes en Egypte. Il a fait état de la perplexité qui est la sienne ? Pourquoi la protestation a–t-elle été si décevante ? Pourquoi le partage des émotions devient-il si compliqué lorsqu’il s’agit d’un évènement comme celui-là ? Les massacres n’ont pas le privilège des tsunamis : ils n’ouvrent pas la mer Rouge et ne soulèvent aucune communauté d’émotion spontanée. Bien au contraire ils exaspèrent les barrières idéologiques et les loyautés politiques tranchées.
4. Et pourtant on peut changer en soi l’image de l’autre.
C’était ce que vous a suggéré le premier résonnant, en nous offrant sa manière de voir la relation entre l’Islam et la Chrétienté, celle qu’il s’est forgée à l’occasion d’une marche, de différentes rencontres entre musulmans et chrétiens et d’une longue expérience de coexistence au Sénégal. La peur de l’autre cela se déconstruit dans une rencontre nous a-t-il expliqué: lorsque les uns écoutent les prières des autres, lorsque l’on marche ensemble, lorsqu’on mange dans le même plat, lorsque l’on fait de la musique ensemble, lorsqu’on nettoie ensemble un lieu souillé pour en restituer la beauté.
5. La paix aurait-elle donc ses racines en nous, au plus profond de nos organes ?
Vous avez été plusieurs à le dire : maîtriser la peur, partager un repas et de la joie cela passe par les organes et même cela part de nos organes : maîtrise du souffle, de la voix, maîtrise de l’émotion, maîtrise de la main à la pâte, maîtrise de la violence. Avoir la paix en soi serait donc (aussi ou surtout ?) un travail sur soi. Parfois dira un autre participant, il faut savoir provoquer une crise de calme ! Belle conviction que cette idée d’une paix intérieure qui rejaillit, rebondit et résonne sur les autres.
6. Oui mais notre désir de paix est mis à l’épreuve des territoires et de la mémoire…
Une participante vous a rappelé opportunément que le sens de la paix est mis à l’épreuve de territoires marqués physiquement et symboliquement par les conflits passés et présents. Au cours d’un voyage au Liban qui a précédé la guerre de 2005 elle a visité une ancienne prison et centre de torture des israéliens, un lieu de mémoire et de douleur. Un peu plus tard elle se retrouve avec ses hôtes à la Porte de Fatima qui sépare le Liban d’ Israël. « De l’autre côté c’est la Palestine », lui dit-on, « jette une pierre ! » Geste de défi, de haine, de protection ? Notre participante ne l’a pas jetée. « Ce ne sont pas nos ennemis ! » Elle ne voulait pas que cela soit pris pour un geste de haine, la sagesse soufie qui l’inspire l’a retenue, elle n’a pas voulu « galvauder le sens de la paix ».
7. Et pourtant parfois il est difficile de ne pas jeter la pierre !
Lorsque le groupe dans lequel je suis m’y entraine, vous a dit un participant, comment résister, comment rejeter une colère ou une condamnation qui nous paraît légitime ? Dans un lieu sans violence apparente, les paroles elles-mêmes sont parfois les pierres que l’on jette, dans une simple réunion, dans un cercle de conversation ( !), des pierres qui divisent et qui blessent. La violence est en nous, c’est l’omni présence des émotions négatives. Que pouvons-nous lui opposer ? A nouveau, est-ce une question de maîtrise de soi, de respiration, d’acceptation, se demande-t-il ?
8. Ce que brouillent nos émotions.
Une résonnante fait un rapprochement judicieux avec son expérience d’accompagnement de personnes en fin de vie. C’est une situation où « les émotions nous ferment les oreilles », nous empêchent d’entendre le souffle ténu de l’autre qui s’en va. Une expérience qui rassemble ou déchire les proches. Une expérience de l’impuissance, mais une expérience fondamentale où il n’y a personne à qui jeter la pierre, où on ne peut que se laisser traverser par la brutalité des sentiments et faire une place aux émotions négatives (les inspirer et les expirer nous dit-elle), pour ensuite retrouver lentement son souffle.
9. Et bien que faire des pierres ?
Votre verve métaphorique s’est enhardie à ce moment de la conversation. On peut certes jeter une pierre mais on peut aussi poser une première pierre. On peut casser un mur en nous, en dehors de nous ; mais un mur peut séparer ou protéger. Et lorsqu’on qu’on jette une pierre sur une tombe, comme le font les juifs, c’est pour protéger la dépouille des proches disparus. Cela vous a ramené une fois de plus au Moyen Orient.
Au cours d’un pèlerinage en Syrie rapporte un participant des enfants nous ont jeté des pierres ! Juste quelques-uns d’entre eux ! Comment avons-nous reçu ces pierres ? En rigolant, après tout ce ne sont que des cailloux ! En dédramatisant : on leur a dit de jeter des pierres ils l’ont fait. Finalement ce n’était qu’un premier lien, paradoxal peut-être, mais qui appelle d’autres gestes.
10. Et encore un usage des pierres !
Une autre résonante, une autre marcheuse. Elle a marché en Inde sur les pas de Gandhi. Une marche de la paix : il y a des Indiens, des japonais, des Européens, on traverse des villages hindous, musulmans, chrétiens, encadrés par des militaires. Les frontières s’effacent. Une rivière ne comporte qu’un passage insuffisant pour les pèlerins. Villageois, militaires et pèlerins se mettent à ramasser des pierres pour élargir le gué. Force ou fugacité du symbole ?
11. Les symboles et le sacré.
Une question insistante titille l’esprit du greffier : comment comprendre cette soif d’actes symboliques qui s’enchaînent dans les récits. Une résonante apporte une première réponse. Elle s’est rendue au Liban en janvier 2007, alors que le pays était à feu et à sang. Il y avait peu de touristes, sa présence dans ce pays à ce moment-là lui renvoyait mille questions. Dans le même temps elle était occupée à la rédaction d’un livre sur Compostelle et traversée d’interrogations sur ces fractures ancestrales entre les deux bords de la Méditerranée : Saint Jacques était-il ce matamore que l’on a fait de lui, cet anti-Mahomet? Peut-on faire de Compostelle un symbole de reconquête…de la paix entre monde musulman et monde occidental ? Elle assiste alors à une procession de pèlerins musulmans vêtus de blanc. Elle ressent quelque chose comme de l’envie : » eux ont su garder ce que nous avons perdu, un sens du sacré inscrit dans le quotidien ! »
12. La beauté finalement
D’où viennent les réconciliations, comment être en paix ? Peut-être cela ne va-t-il pas sans violence suggère un participant. On ne peut éviter d’accueillir cette violence qui a un sens, celle qui nous est faite nous oblige à rester en questionnement. « Il peut y avoir de la violence dans la paix ! » L’entendre, l’accepter, vivre avec elle, tenter de l’apprivoiser, y a-t-il d’autre issue ?
L’heure de discussion est à son terme, si l’on revient sur l’ensemble des témoignages
on pourrait suggérer que la conversation a noué une alliance, peut-être inattendue, entre le désir de paix et le sentiment de beauté : la beauté de la villa qui a servi de centre de torture et que l’on restaure, la beauté des lieux sacrés de l’autre que l’on a envie de partager, la beauté des gestes du quotidien, la beauté du monde.
Epilogue : résonances, discordances et interrogations.
Des personnes restées en dehors du cercle donnent leur sentiment. L’une d’elles s’est interdit d’entrer dans le cercle, peut-être retenue par la consigne « d’entrer en résonance » rappelée par le greffier sans une explication suffisante. Elle s’est donc interdit d’entrer en discordance. « Moi qui suis vieux et malade et me fait cracher à la figure dans mon quartier, j’ai trouvé violent d’entendre vos bavardages ». Une dame de l’assemblée lui fait écho, « une torture » dit-elle. Les bavardages et les anecdotes ne m’ont pas gênée enchaîne une autre dame, je me suis dit que « vous allez peut-être trop chercher la paix dans le lointain : avant de changer le monde ne devons-nous pas apprendre à vivre en paix avec nos proches ». « J’aurais pu en effet parler de mon poulailler renchérit une autre dame, il a changé l’atmosphère et le quotidien dans mon quartier et est devenu un lieu de rencontre. » « Eh bien moi je n’ai pas éprouvé le besoin d’entrer dans le cercle dit une autre dame, pour autant j’étais pleinement avec vous. J’ai pris un bain et j’en suis émue. La consigne avait été donnée de se munir d’un texte lié au thème de ces journées, je vous ai apporté un texte de Paul Ricoeur. »
(Le greffier, philosophe à ses heures n’a pas identifié le texte de Ricoeur mais il propose au bas de ses notes un texte proche de celui qui a été cité, en attendant que la référence exacte nous soit livrée)
Un ami irlandais prend la parole pour conclure la matinée ; ses propos nous renvoient à la dureté des conflits de mémoire. Voyageant en Turquie avec des amis français il a été pris à partie, en tant qu’Européen, par des kémalistes, à propos du projet du projet de loi français punissant la négation du génocide arménien. Et pourtant, dans ce même pays, il a fait l’expérience d’accueils chaleureux comparables à ceux qu’ont rapportés les participants au cercle. « Je leur ai dit que ce génocide a eu lieu et qu’ils auraient tort de l’occulter, Nos points de vue étaient inconciliables, j’ai simplement jugé important qu’ils entendent ce que j’avais à dire… »
Des questions qui appellent d’autres conversations.
Dans la voiture du retour à Calvingrad Alain (Salah El Din) et Roland (de Roncevaux)
se posent les questions de forme et de fonds qui ne laissent pas en repos :
- l’animateur doit-il être un maïeuticien plus actif et pousser les participants à aller au fonds de leur pensée,
- doit-il mettre plus de lien dans la conversation et faire ressortir les questions de débat,
- doit-il rappeler qu’il s’agit de questionner des pratiques et pousser les résonnants à en faire un bilan,
- peut-on lancer un cercle de conversation sans que les participants aient une idée plus précise de ce dont ils vont converser,
- comment intégrer des participants mus par une simple curiosité bienvenue à des convives ayant déjà une communauté de pensée et de pratique bien assise.
- comment pèlerins et ascètes voyagent-ils dans une quotidienneté crasse, quel est leur rôle dans la Cité (et dans les cités) ?
Vous le voyez tout cercle de conversation est appelé à s’ouvrir en spirale ! Merci à tous !
Votre greffier d’un jour
Roland Junod
Ni le travail de mémoire, ni le devoir de mémoire ne peuvent être conduits sans un autre travail, le travail du deuil. Le deuil est autre chose que la déploration. C'est une acceptation de la perte des êtres chers et de tout de ce qui ne nous sera jamais rendu. Il nous faut accepter qu'il y ait de l'irréparable dans nos possessions, de l'irréconciliable dans nos conflits, de l'indéchiffrable dans nos destinées. Un deuil réussi est la condition d'une mémoire pacifiée et, dans cette mesure, heureuse.
Paul Ricoeur « Le bon usage des blessures de la mémoire ».
Publié dans : Les résistances sur le Plateau Vivarais-Lignon (1938-1945) ; Témoins , témoignages et lieux de mémoires. Les oubliés de l’histoire parlent. Editions du Roure 2005