Les pièges du mot intégrité

Aucours de la marche organisée en Valais en juin 2016, les marcheurs ont participé à une rencontre inter-religieuse avec des amis musulmans. Thème proposé : L'intégrité. Cette rencontre a inspiré à Alain Simonin, président de Compostelle-Cordoue les réflexions suivantes qui éclairent la proposition et la méthode de l'association.
 
Du 30 mai dernier au 1 juin, 20 membres de l'association Compostelle-Cordoue ont marché le long des bisses valaisans de Brigue à Sierre pour rejoindre les Rencontres Orient - Occident de Château Mercier. Panorama unique sur la vallée du Rhône qui va s'élargissant à la hauteur de Sierre, paysage d'alluvions terre nourricière de la vigne, paysage chanté par le poète Rilke qui avait trouvé refuge à Muzot pour y finir sa vie. Les bisses sont ces canaux d'irrigation en bois, ou en pierre, arrimés au flanc de la montagne, creusés le long d'un sentier ou dans la falaise. Sources de vie, sources d'inspiration et de méditation. Ces paysages ont inspiré aux 20 marcheurs de France, de Suisse, d'Algérie, chrétiens, musulmans, athées, de multiples échanges, alimentés par les récents événements tragiques fomentés par les djihadistes en France et ailleurs dans le monde. Et le soir du 31 mai, nous nous retrouvions dans le petit village de Loèche pour une rencontre inter-religieuse avec des amis musulmans. Thème proposé : L'intégrité. Il me reste peu de choses de cette rencontre si ce n'est l'ambiance, dans cette salle de restaurant, empreinte d'ouverture, d'écoute, de respect, d'authenticité, mêlés à la spontanéité des rires partagés. Puis est survenu, le 26 juillet,  l'assassinat du père Hamel à Saint-Étienne-du-Rouvray.
Chemin de croix de Gampel à Bratsch
Chemin de croix de Gampel à Bratsch 
Aujourd'hui, ce mot « intégrité » revient à ma conscience. D'après son étymologie il décrit l'état de ce qui est sain, intact, qui n'a subi aucune altération, aucune atteinte. Il évoque aussi le caractère, la qualité d'une personne intègre, incorruptible, dont la conduite et les actes sont irréprochables (dict). Je discerne tout à coup l'ambiguïté du mot dans son usage. Puisque d'intégrité à intégrisme il y a comme une pente glissante... D'une volonté de pureté, d'irréprochabilité, on glisse vers la purification de soi-même et des autres qui l'auraient reniée. La condamnation de l'impur, de l'apostat, de celui qui a renié ses origines. Et l'on tue pour cela, hier et, surprise, aujourd'hui ! Me revient alors, sur un « chemin de croix » qui nous avait mené de Gampel au village de Bratsch, la vision d'une peinture qui montrait un ouvrier tenant dans sa main un marteau avec lequel il enfonçait un gros clou dans la main de celui qu'on surnomma plus tard : le Christ. Cette image m'a bouleversé. L'homme faisait « son travail » apparemment avec sérieux et méticulosité. Avec un acharnement tranquille. Il accomplissait sans doute l'injonction de purification qu'on lui avait commandé à l'époque à l'égard du premier apostat de la future religion qui allait dominer le monde. La foule n'avait-elle pas affirmé que cet individu se prenait pour le roi des juifs, pire pour le fils de Dieu lui-même et qu'il reniait ainsi le messianisme et la hiérarchie de sa communauté. Mais celui qui, à trois reprises, avait renié son maître, Pierre, allait, paradoxalement, devenir le fondateur de cette nouvelle église. Aller comprendre tant de paradoxes ! De la vraie intégrité d'un supplicié, on passa rapidement à des purifications, à la destruction d'un temple, à des martyres de masse, à des intégrismes de toutes sortes. Et aujourd'hui, on s'étonne, on s'enflamme, on condamne ces nouveaux  intégrismes, on voue aux gémonies leurs auteurs. Le meurtre du Père Hamel, celui des autres victimes innocentes de cette folie prétendument divine, comme les meurtres de masse en Syrie et en Irak, doivent, c'est une évidence, être condamnés haut et fort. Mais d'autres intégrismes se développent en Afrique, en Amérique du nord et du sud, comme autant d'appels à la pureté, à l'obéissance aveugle. Alors ?
 
 Derrière cette folie qui embrase une nouvelle foi le monde, derrière ces paradoxes de pureté mélangés à des meurtres à consonance divine, y aurait-il des questions à se poser. En profondeur, dans l'histoire longue que nous faisons chaque jour, dans l'oubli du passé. Car l'Orient et l'Occident ont en commun des contentieux sédimentés depuis des siècles, qui alimentent les graves conflits d'aujourd'hui. Les Rencontres Orient-Occident de Château Mercier auxquelles nous, marcheurs, avons participé, nous en ont convaincus. Je vois, quant à moi, un faisceau de questions, tant ce drame qui déconcerte notre occident si sûr de ses valeurs de croissance technologique et de droits humains, interroge chacun d'entre nous et toute notre société. Et l'une émerge avec force, qui fait paradoxalement écho à l'image de l'ouvrier persécuteur du Christ sur le chemin de croix, autant qu'à la vengeance purificatrice de nos djihadistes contemporains: qu'aurions-nous aujourd'hui collectivement renié ? Qu'aurais-je renié, moi, dans mon histoire personnelle ? Quelque chose de grave, de fondamental, de vital qui pourrait expliquer le retour d'une violence planétaire? « Es-tu le roi des juifs ? » avait demandé Pilate à Jésus. « Je suis venu dans le monde pour rendre témoignage à la vérité, quiconque est de la vérité écoute ma voix ». La réponse est claire et nette. Elle n'a pas empêché le meurtre qui a suivi. Mais cette « voix », me suis-je dit, nous ne l'écoutons plus guère. Elle a perdu toute sa puissance interrogative. Elle s'est banalisée. Nous lui préférons celle des illusionnistes de nos campagnes électorales, nous écoutons à la radio le bruit des armes, de la bourse ou dans les trams celui de nos smartphones. Est-ce alors elle, cette  voix  d'un autre temps, que nous aurions reniée, comme d'autres voix qui annonçaient des choses semblables  qui fondèrent le monde à ses origines ?  Il y aurait donc une « vérité » dont nous avons perdu le goût. Une cécité qui nous aurait conduit sur un chemin d'illusions et de cupidités, qui menacerait dangereusement notre intégrité. Nous serions devenus ces « apostats »  qui méritent la vengeance des purs, ces nouveaux chercheurs d'absolus. Peut-être après tout ! Le bruit que fait le monde cache souvent une question que nous ne voulons pas entendre. Mais répandre la mort pour y répondre n'est certainement pas la voie à suivre. Alors ?
 
« Mais qu'est-ce que la vérité » avait insisté Pilate en réponse à la « voix » qui l'interpellait. Nous revoilà devant ce mot, ce piège au nom duquel certains veulent aujourd'hui nous pousser à légitimer le meurtre collectif. Puisque derrière «la vérité », les hommes imaginent tout de suite un absolu, une figure de pureté, « saine, intacte, sans altération »... Et de sa défense comme vertu majeure pour leur salut,  ils glissent  immanquablement vers l'intégrisme ? Au Moyen orient comme en Occident, avec des variantes certes et non des moindre. Et pourtant Pilate n'avait-t-il pas raison de demander « Mais, qu'est-ce que la vérité ? » Sa question était béante. Il attendait une réponse. Et aujourd'hui, que répondons-nous à tous ceux qui, comme de jeunes fous, chercheurs d'absolu dans le désert d'un matérialisme conquérant (le commerce florissant des armes entre les puissances d'orient et d'occident), se demandant ce qu'ils ont renié au fond d'eux-mêmes, cherchent désespérément une réponse ?
 
Je n'en ai pas de réponse, quant à moi ! Pas plus que tout un chacun en ce début d'un nouveau millénaire pourtant si prometteur. Mais j'écoute « la voix », cette voix des origines, non comme une réponse mais comme une question et ... je marche ! C'est un peu court, me direz-vous, pour une question de cette taille. Je marche depuis six ans, avec des personnes de toutes croyances et convictions, qui acceptent de se mettre en mouvement et de partager, en mettant un pied devant l'autre, leurs questions, quelles qu'elles soient en faisant cercle au soir d'une journée parfois rude à travers des contrées diverses qui, elles aussi, nous parlent de nos origines. Et de témoigner à leur retour de ce que marcher et dialoguer leur a appris, sur eux-mêmes, sur la différence. Nous mettre en mouvement, avec d'autres, devant ce nouvel inconnu qu'est notre Histoire d'aujourd'hui, tragique, provisoirement indéchiffrable. Pour modestement la faire ensemble malgré tout. Ainsi les propos échangés lors de nos cercles de dialogue après la marche, l'écrivent-ils cette Histoire, comme autrefois dans les maisons de Judée et d'ailleurs dans le monde, les humains se racontaient les récits de leurs origines pour donner sens à leur vie. Vivre et partager la diversité des croyances et des convictions et découvrir l'enthousiasme collectif auquel le mystère qu'elles ne cessent de creuser en nous, nous invite. Il nous reste cela à faire aujourd'hui, c'est peu et c'est  beaucoup.
 
Alain Simonin,  marcheur, Lucinges septembre 2106

Commentaires de Michel Rouffet

 
Cinq mots ou thèmes ont retenu l'attention de Michel Rouffet à la lecture de la " libre réflexion " d'Alain Simonin : 
intégrité, vérité, le cloueur, marche et réflexion. Voici les commentaires de Michel Rouffet :
 

Intégrité

Certains pensent que ce qu'il faut maintenir intégralement, c'est un corps de doctrines basé sur une certaine interprétation des textes, sans prendre en compte que l'écriture de ces textes est souvent décalée par rapport à l'enseignement initial, qu'elle est marquée par le langage et la culture d'un pays et d'une époque, puis traduite plus ou moins fidèlement.
Ne doit-on pas essayer de retrouver le sens profond de l'enseignement initial, l'Esprit qui l'a inspiré, et qui, lui, peut traverser les siècles et les cultures ? Retrouver ce sens, ce n'est pas essentiellement une question d'exégèse savante, mais aussi de ressenti, d'expérience intérieure : le SOI, la claire lumière, la pointe fine de l'âme, l'Esprit saint, chacun le nomme dans sa culture, mais cela fait référence à un vécu étonnamment semblable. Jésus est mort sur une croix pour avoir dénoncé ceux qui s'en tenaient à une lecture étroite des textes sans en référer à leur « humanité profonde ».

Vérité

Jésus lui-même n'a jamais dit : « j'ai la vérité » mais « je suis la vérité et la Vie » , faisant sans doute référence à une recherche constante, dans les actes de la vie, de la lumière, un questionnement sans fin, s'éclairant progressivement. C'est terrible de penser : « j'ai la vérité » !
 

Le cloueur

Un soldat qui exécute un ordre qu'on lui a donné sans se poser la question de la justification de cet acte, ou convaincu par la propagande officielle anti-Jésus, ou avec la peur de sanction s'il refusait de l'exécuter ; « pardonnez-leur, ils ne savent pas ce qu'ils font !». 
Cela nous renvoie à la conscience que nous-mêmes mettons dans nos actes. Ne cautionnons-nous pas également des injustices ou des meurtres ? Ne devrions-nous pas consulter plus souvent notre « maitre intérieur, notre « lumière », cette « vérité » cachée au fond de nous ?
 

Marche et réflexion

D'aucuns considèrent que notre réflexion n'est pas à la hauteur de nos jambes et de notre coeur.
Sur l'exemple de ces rencontres et images trouvées sur le chemin de Brig à Sierre, Alain nous montre comment on peut « ruminer en marchant » ces ressentis (comme le faisaient les moines chrétiens ou bouddhistes !), seul et par petit groupe (la marche s'y prête vraiment) et continuer à y réfléchir après. Il est certainement profitable de développer entre nous les échanges sur la base du vécu partagé, voire d'argumenter par des recherches ad-hoc.
 
Michel Rouffet