Abou Ismaël est un sage. Sur son visage rond, au dessus de sa moustache qui lui donne un air de bonté paternelle, deux yeux noirs malicieux et un sourire plein de tendresse, dessinent la bonté simple et généreuse de cet homme. Abou Ismaël a été notre chauffeur durant tout notre voyage au Liban. Il conduisait un car démesurément long, que j'ai vite assimilé à une sorte de baleine, tant l'habileté de cet homme à conduire ce monstre dans la circulation dense de Beyrouth, ou à virevolter dans les virages en épingle à cheveux des collines surmontant la capitale ou encore dans ceux sans fin des montagnes du sud Liban, me faisait penser à l'aisance du cétacé dans les mers profondes. Mais Abou Ismaël avait encore une autre vertu rare : le silence !
Durant les 8 jours de notre périple du sud au nord Liban, il veilla sur nous, ses trente joyeux passagers, comme un vrai père, sans presque jamais parler, en nous assurant une sécurité maximum, avec ce calme sourire qui disait toute sa bienveillance à notre égard.
Voyage en terre « biblique »
En risquant une métaphore audacieuse, je dirai qu'Abou Ismaël nous a conduit sur les routes de ce pays de plus de cinq mille ans d'existence, comme les bergers y ont conduit tant de troupeaux, et le plus grand, le plus vénérable d'entre eux, dont je n'ose ici écrire le nom, le père des trois religions du Livre. Car ce voyage fut celui d'un retour aux sources, vers nos origines, à nous chrétiens, musulmans, druzes, agnostiques, d'orient et d'occident, tous passagers de ce car de légende, à qui seul manquaient nos frères juifs. Nous étions en effet, autant pour les croyants que les non croyants, en « terre biblique», du moins c'est ainsi que nous nous la représentons, avec ces montagnes pelées, usées par le temps, parsemées de maigres verdures entre des rochers, formes doucement arrondies qui laissent, au soleil couchant, s'allonger des ombres, comme pour effacer le temps. Mais aux creux des sommets du Mont Liban ou du Mont Hermon, des vallées fertiles, des vergers, des vignes, des forêts, quelques troupeaux de chèvres ou de moutons, des bergers, des villages. Et dans le nord, près de Bcharé, au lieu dit « la Forêt des Cèdres », des arbres quatre fois millénaires, qui nous ont fait toucher du doigt...l'éternité ! Nous avons pénétré dans le temps de nos origines les plus lointaines.
L'antique hospitalité des libanais
Au fil des jours, l'hospitalité si généreuse des libanais : maronites, orthodoxes, druzes, sunnites, ou chiites, héritée d'Abraham accueillant les trois anges sous sa tente, nous a envahi le coeur et l'esprit, tant elle nous disait la « maison intérieure », celle que l'on ouvre à l'étranger, celui qui vient nous rendre visite, pour célébrer la « fraternité d'En Haut ». Nous avons même une fois été accueillis sur l'air de la Nativité dans une petite chapelle orthodoxe au sommet d'une montagne ! Dans les villages, des banderoles en arabe signalaient notre arrivée et les maires des municipalités se faisaient un honneur de nous souhaiter la bienvenue. Nous comprenions que notre présence était précieuse pour tous les habitants, toutes confessions confondues.
A Kfarmichke dans un village druze du sud Liban, autour de tablées chargées de fruits en abondance, nous discutions avec force gestes et sourires avec les paysans du village. Moments de grâce où toutes les frontières semblent avoir disparues : nos coeurs étaient pleins d'une joie particulière. Dans les familles, où nous étions parfois huit personnes à envahir leurs maisons, nos hôtes nous offraient même leur lit. Que de conversations joyeuse et graves à la fois nous ont ainsi rapprochés de ce peuple si généreux, mais aussi inquiet d'avoir à subir peut-être une nouvelle guerre importée, comme toujours dans leur histoire, de l'extérieur, par les nouveaux barbares du soi disant Etat Islamiste dans lequel aucune des communautés musulmanes que nous avons côtoyées ne se reconnait.
Créer de part et d'autre de la Méditerranée un « front des modérés » pour lutter contre tous les intégrismes
La complexité extrême de ces régions si meurtries du Moyen Orient, nous avons tenté de la comprendre lors des nombreuse table rondes qu'avait organisées à notre intention l'association Reconstruire Ensemble, organisatrice de ce merveilleux pèlerinage. La volonté du « vivre ensemble », qui nous était répétée presque comme une litanie (alors que les quinze années de guerre « fratricide » (1975-1990) et un gouvernement actuel en panne de légitimité, nous en faisaient douter) est d'une part une réalité qui a toujours été vécue dans cette terre millénaire, mais en même temps une sorte d'invocation. Celle d'une résurgence attendue de ce vécu communautaire et de sa traduction en termes politiques pour en assurer la pérennité. « L'autre n'est pas encore le prochain », cette belle injonction résume le dilemme de cette attente que vit tout un peuple. C'est l'un de nos orateurs, Samir Frangié, l'auteur de ce livre majeur pour comprendre le Liban qu'est « Voyage au bout de la violence » (Acte Sud. 2002), qui nous a livré le message mobilisateur pour toute la communauté internationale : « Il faut créer un front uni de part et d'autre de la Méditerranée pour lutter contre tous les intégrismes », nous a-t-il dit, si nous voulons croire que le déchainement de la violence n'est pas notre destin. Tous les intégrismes, partout, commencent en effet par le mépris de l'autre qui ne pense pas comme nous et finissent, à leurs extrêmes, par son meurtre barbare.
Un homme sans trace, sinon celle de Dieu
Deux moments forts nous ont permis de partager la foi si vivante de nos amis maronites. Dans la Vallée sainte de la Kadicha, nous nous sommes recueillis dans la maison de St Charbel, un ermite du 19me siècle qui tint silence pendant 23 ans... Outre son silence, il ne laissa aucune trace de son passage sur terre. Profonde humilité. Soudain un moine se présenta à nous, tel la figure de St Charbel lui-même. Dans un langage d'une grande simplicité, il nous raconta par le détail la vie de cet ermite. Certains d'entre nous eurent alors l'impression d'écouter un récit des Evangiles comme on les écoutait aux premiers temps du christianisme...Puis, dans cette même vallée, au Couvent de Notre Dame de Qannoubine, il nous fut donné de vivre la messe de la Fête du Christ Glorieux avec cette émouvante liturgie en araméen, qui nous donna le sentiment de partager le repas du Christ comme si nous étions à ses côtés, quelques deux mille ans en arrière. Une foi si ancienne, ancrée dans une terre millénaire, vécue de manière si vive et authentique par des hommes et des femmes d'aujourd'hui. De tel moments resteront longtemps dans nos coeurs. Merci chers amis libanais, du fond du coeur, vous avez vivifié notre foi, nos convictions !
Alors je me suis souvenu que, huit mois avant mon départ pour le Liban, lors de notre rencontre automnale de Compostelle-Cordoue à Paris, pénétrant dans l'église du couvent franciscain d'Alesia, une dame très gentille m'avait demandé, moi le protestant dans un sanctuaire catholique, si je voulais lire devant l'assemblée le récit du jour, tiré du chapitre 29 d'Esaï. J'avais accepté avec joie. Voici ce récit: « Dans très peu de temps, le Liban ne sera-t-il pas changé en verger, tandis que le verger aura la valeur d'une forêt ? En ce jour là, les sourds entendront la lecture du livre et, sortant de l'obscurité et des ténèbres, les yeux des aveugles verront. De plus en plus, les humbles se réjouiront dans le Seigneur et les pauvres gens exulteront à cause du saint d'Israël, car ce sera la fin des tyrans... ».
Le silence d'Abou Ismaël n'est-il pas aussi une « invincible espérance » ? Heureux Liban...terre de résilience s'il en est, réjouis-toi !
Lucinges-Genève
Alain Simonin