Septembre 2014. Nous partons pour le Liban. Nous allons nous engager.
Soldats pour le djihad ? Soldats pour défendre les derniers chrétiens orientaux ?
Chacun des camps a déjà eu droit à ses pages couleurs dans la presse suisse. Alors qui cela peut-il encore intéresser ? Nous nous engageons dans le camp de ceux qui refusent la guerre. Parce que seuls les penchants morbides intéressent le peuple, notre action est discrète. Sauf peut-être si l'on se fait prendre en otage et que notre tête passe sur Youtube. Tranchée. Il n'y a pas besoin de mener une enquête en Suisse pour savoir si le citoyen est plutôt pour la paix ou pour la violence, alors pourquoi ce non-intérêt? On peut comprendre que seul ce qui déclenche une émotion attire notre attention, mais comment peut-on justifier notre apathie et notre recroquevillement face aux sinistres nouvelles ?
Ce que nous voulons mettre en évidence, c'est que la même proportion de la population au Moyen-Orient désire ardemment la paix. Avec une différence de taille: ils ont connu la mort, l’exil et toutes les bonnes raisons pour prendre les armes et venger les leurs. Pourtant ils renouvellent le choix vital de vivre ensemble malgré leurs différences, gérer leurs différends sans violence et affronter courageusement les provocations extérieures qui devraient les inciter à s’entretuer. Nous râlons parce que nous souffrons d'une augmentation du nombre de réfugiés: plusieurs milliers cette année. Le Liban qui compte la moitié du nombre d'habitants de la Suisse accueille près de deux millions de réfugiés. Inimaginable. Deux millions de personnes à soigner, à nourrir tous les jours. Et forcément quelques milliers d'excités parmi eux, qui n'ont plus rien à perdre et qui souhaitent allumer l'étincelle qui provoquera un embrasement général. Probablement au nom de dieu, l'unique, pour occire ceux qui croient en un dieu unique, en fait le même, mais dont le chemin d'accès est différent. Pourquoi est-ce si urgent d'agir et de réagir et de s'exprimer et de nous affirmer?
Parce qu'il faut arrêter immédiatement de nous laisser mener par des croyances manipulatrices qui nous conduisent à la mort, parce qu'il faut arrêter immédiatement de nous laisser figer par la peur. Je ne parle pas ici de religion, ni de politique. C'est le grand piège dont on ne sort pas. Ne pas définir correctement les camps est l'astuce des semeurs de zizanie. Nous dirigeons nos armes dans la fausse direction et nous y allons de tout notre cœur. Ce n'est pas l'orient contre l'occident, ce n'est pas l'islam contre la chrétienté, c'est le choix du conflit à mort contre le choix du lien humain. C'est le choix de la peur contre le choix de la confiance. Nul angélisme et pas de naïveté dans l'alternative qui se présente: le choix de la confiance en l'humanité est un vrai combat, un engagement qui demande la plus haute vigilance, une maîtrise de soi que des siècles d'enseignement n'ont pas suffi à inculquer. La véritable domination, la seule qui soit intéressante et la seule qui soit en fait possible, c'est la domination de soi.
Certains pensent que le refus de la violence est une forme de mollesse. Faut-il plus de courage pour affronter l'agresseur avec un drone télécommandé depuis un bunker ou dans un face-à-face, les yeux dans les yeux, à mains nues? Nous sommes convaincus que seul un faible pourcentage de l'humanité est adepte conscient de la violence. Or nous faisons partie de cette majorité qui se gave d'informations morbides pour se cacher dans ses coussins et déléguer à des va-t-en-guerre la conduite du monde. Les guerriers s'entendent tellement bien entre eux que c'est à peine s'ils s'égratignent. Les victimes aujourd'hui sont les civils, les innocents, les "dégâts collatéraux" et nous sommes appelés à nous retrouver dans cette classe-là. Et nous laissons faire, comme si la peur ou la fuite allait suffire à assurer notre survie.
Notre ennemi à tous, chers "civilisés", n'est pas basané, n'a pas une langue ou une religion différente. Notre ennemi est ce révolté qui se rassure dans des démonstrations de force, qu'il brandisse l'arme nucléaire ou un couteau ensanglanté, qu'il se cache sous une cagoule ou un uniforme de général. Nous lui laissons le micro, nous lui laissons le temps d'image et nous pensons que le monde va mal. Nous leur achetons des joujoux pour faire pan-pan et au bout du compte, ce ne sont pas eux qui explosent devant l'école ou dans la rue, ce sont nos enfants, c'est nous. Nous aurions voulu aller en Syrie il y a quelques années pour découvrir des vestiges historiques, une population accueillante, la beauté de la poésie arabe... Trois mois plus tard nous avons regretté. Les vestiges sont rasés, le peuple a nourri une telle haine qu'il faudra des générations pour espérer éteindre la soif de vengeance qui brûle son cœur, quel que soit le camp. Et voilà que le Liban nous tend les bras. Des gens qui ont connu la terreur et des guerres fratricides ont fait le choix de Vivre Ensemble, de partager leur logis et de s'appliquer jour après jour à gérer leurs différends comme des êtres de bonne volonté. Nous allons les rencontrer, nous vivrons chez eux, nous partagerons leurs galettes et nous allons découvrir ce que la paix active signifie. C'est maintenant qu'il faut y aller, pour ne pas regretter dans trois mois. Ce peuple a quelque-chose à nous apprendre que nous ne soupçonnons même pas. Mais si nous ne cultivons pas ce savoir-vivre, nous serons comme des handicapés devant les manifestations de la violence qui ne manqueront pas de nous atteindre.
A notre départ, nous ne sommes pas sans crainte. Il suffit de lire les consignes du DFAE au sujet du Liban pour étouffer toute envie de départ. Si vous avez été touché par le départ de volontaires pour prendre les armes dans l'un ou l'autre camp, il faut aussi faire savoir que nous nous engageons pour soutenir ceux qui luttent (!) pour que la convivialité pacifique subsiste, malgré les menaces, malgré les attentats qui touchent forcément leurs proches, une fois sur deux. Nous allons être reçus chez des musulmans et chez des chrétiens. Tout un peuple démontre que la vie commune est possible, y compris avec des différences, voire des intérêts divergents. C'est le quotidien de centaines de millions de personnes. Le problème n'est pas le conflit, il y en aura toujours, le problème c'est la façon de le résoudre. Nous affirmons qu'il y a des alternatives à la violence, mais plus encore: que la violence n'a pas d'issue.
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Nous sommes revenus du Liban. Nous avons été accueillis comme des frères. Des inconnus nous ont laissé leur maison et nous avons partagé « le pain et le sel » (expression libanaise). Dieu sait qu’ils ont aussi des problèmes, que leur gouvernement est faible que la vie ne les épargne pas non plus. La proximité des conflits ne les laisse pas indifférents, notre bus était accompagné d’une escorte militaire, nous avons vu les blindés et les check-points, nous avons vu dans les petits villages les portraits géants de certains militaires enlevés en Syrie, menacés de mort, avec le message « Sauvez notre enfant ». Mais ce que nous avons reçu vraiment c’est le message de confiance envers et contre tout, la démonstration que les razzias successives n’ont pas altéré leur désir de reconstruire, de continuer à vivre et de choisir encore et toujours la foi et l’espoir inébranlable.
Nous avons découvert une véritable culture de la coexistence pacifique. Le Liban est exceptionnel à plus d’un titre. Dix-neuf appartenances religieuses coexistent et sont très vivantes et très actives. C’est le seul pays au monde où le pouvoir est partagé entre musulmans et chrétiens. C’est les seul pays arabe où il y a la liberté de conscience, même un musulman peut changer de religion. Ce pays est un laboratoire de ce qui est possible pour l’humanité d’aujourd’hui. Un microcosme fragile et convoité. Il mérite d’être reconnu et soutenu. Comment ? C’est la bonne question.
Les réponses sont nombreuses et il faudra encore en inventer. Tout d’abord, montrons notre présence aux côtés de ceux qui croient en la possible coexistence. Le soutien moral et affectif est important pour que ces acteurs de la paix ne se sentent pas isolés, abandonnés, seuls à y croire. L'étape suivante est la collaboration, le partage d’expériences et l’enrichissement réciproque. L’occident a connu les guerres de religion, a fait du chemin sur la voie de la démocratie et pratique des formes politiques qui ont longuement mûri, la Suisse connaît le brassage multiculturel et le plurilinguisme. De même, le peuple libanais peut nous enseigner ce que signifie vivre concrètement et quotidiennement avec des religions qui ont des rituels et des exigences très diverses. Il peut nous enseigner de quoi il faut avoir réellement peur et ce sur quelles ressources humaines il faut vraiment miser.
Nous avons longtemps admis que la paix était ce qui concluait la guerre. Il faut désormais déplacer le focus et cultiver la paix pour ne pas laisser poindre les prémisses de la guerre. « Pour que le mal triomphe, seule suffit l’inaction des gens de bien » disait Edmund Burke. Un nouveau champ d’investigation et de création s’ouvre à nous. La population libanaise nous invite à bénéficier de son expérience, profitons et agissons rapidement, car l’équilibre est précaire.
Dominique Chappot, Bramois
Le voyage et les conférences sont organisés par « Reconstruire Ensemble » une association représentée en Suisse, au Liban, en Irak, en Syrie et en Jordanie (www.reconstruireensemble.org)
Lire « Voyage au bout de la violence » de Samir Frangié (Actes Sud)