Une fois que les chants presque obsessionnels des zaouïas et les frappes joyeuses des tambours dans les rues de la casbah de Tanger ou de Tétouan se sont tus ; une fois que les prières coraniques, lancées vers Dieu comme l'envol des oiseaux dans le ciel, sont retournées au silence ; une fois que notre longue colonne de pèlerins portant banière et cheminant sous un soleil ardent vers Moulay Abdessalam n'est plus qu'un souvenir inscrit dans nos corps ; une fois disparu le plaisir que nous a procuré ce sentiment inoubliable d'avoir été accompagnés, encadrés, sécurisés, servis, par cette si joyeuse troupe des scouts espagnols et marocains ; une fois que le bourdonnement des multiples conversations échangées au gré de nos rencontres avec nos amis soufis du Maroc et d'Algérie a pris place dans nos âmes encore toute étonnées ; une fois que toutes les images de cette ville de Tanger à la fois si européenne et si maghrébine et celles des montagnes vastes et douces du Rif ont cessé de virevolter dans nos têtes ...

une fois que tout cela s'est déposé au fond de nos esprits, que nous reste-t-il ? Que me reste-t-il ?

Cette image du puits, dans un village de montagne, au fond duquel un paysan au visage si noble avait, dans sa générosité spontanée, jeté son seau pour le remplir d'eau et nous offrir à boire. Cent cinquante bouches à désaltérer, gratuitement, dans ce geste tant de fois répété qu'il s'est inscrit, au fil du temps, sur les pages des livres sacrés. Oui, il me reste cette impression d'avoir vécu ces quatre jours en terre sacrée. D'avoir pu partager une liturgie si vivante par les chants en répons et les prières quotidiennes, pratiquées aussi bien à l'air libre au sommet d'une montagne que dans les vastes salles des zaouïya où les enfants s'endorment apaisés au pied des colonnes. Quelle foi simple, ardente et joyeuse que celle de ces soufis d'Al-Alawi, dont je m'étais fait une idée toute autre, plutôt celle d'un ésotérisme quelque peu sectaire.

Mais une fois rentré chez moi, dans les eaux apaisées de mon identité de chrétien protestant, m'est apparue cette question rassurante et ouverte à la fois : n'est-ce pas lorsque le seau remonte des profondeurs du puits, qu'à chaque hauteur-étalon, il grave sur le murs cylindrique, comme dans un cercle, les mots, les symboles et les oraisons qui font à chaque époque l'identité d'un groupe de croyants. Remontant du puits, le seau remonte le temps et nous laisse les marques de croyances qui aujourd'hui encore animent le coeur des hommes et des femmes sur cette terre aux multiples visages. Ces visages que nous avons rencontrés dans cette belle terre marocaine, mais aussi mon propre visage, celui qui fait notre identité chrétienne, ouverte sur celle du frère côtoyé lors de ce magnifique voyage, à la rencontre de la foi soufie.

Juillet 2012

Alain Simonin