Dans notre civilisation de la mobilité, les gens ne voyagent plus, ils se déplacent. Voyager c'est s'ouvrir à la différence. La recherche de la vitesse et de l'efficacité fuient dans une logique qui a peur de l'inconnu. Marcher - ensemble - c'est exactement le contraire.
Quand tout s’accélère, il ne semble plus possible d’intégrer le déplacement à son rythme biologique, il ne semble plus possible de se nourrir des paysages, des coutumes et des rencontres nouvelles. Les changements d’altitude, de climat, de fuseau horaire se font sans tenir compte des possibilités du corps pour apprivoiser ces modifications. Dès lors on ne voyage plus, on déplace son corps avec tous ses accessoires civilisés pour aller manger un steack-frites à l’autre bout du monde, l’œil rivé sur Google ou les téléviseurs omniprésents et l’oreille collée au téléphone portable ou encombrée de MP3, sans oublier les quelques pilules qui amoindriront les perturbations physiologiques.
Pour se déplacer, l’homme dit civilisé ne marche plus, sauf, à regret, entre deux appareils motorisés : ascenseur, voiture, escalier roulant, train, avion... Choisir de marcher, ce n’est donc plus seulement quitter un lieu pour en gagner un autre. A fortiori, choisir de marcher pendant des semaines relève d’un idéal et non plus de pragmatisme… on observe alors que la marche devient une démarche.
Rencontrer soi-même.
Quel que soit le chemin parcouru, quel que soit l’âge du pèlerin, à chaque fois, le même témoignage émerge : l’enchaînement des pas a déchaîné des émotions, rétabli des valeurs. L’encrassement du corps par la sueur et la poussière a été compensé par une épuration de l’âme, une mise à jour du joyau intérieur, un nouvel équilibre. Et celui qui témoigne ne cherche pas à convaincre, ne s’emballe pas : il faut prendre le temps de recueillir son expérience au rythme qui fut imposé à sa marche. Une respiration avant, une respiration après et une économie dans l’expression, voilà comment parle celui qui a marché longtemps. Le pèlerin au long cours qui veut bien vous partager son vécu a toujours l’air de s’excuser de ne pas trouver les mots. On sent que ce qui se passe est d’une autre profondeur et ne relève pas du babillage mondain. Celui qui accepte de vous conter son pèlerinage au-delà des anecdotes, vous fait entrer dans le jardin de son intimité.
La marche est volontiers associée à la lenteur. De fait, la marche est notre rythme naturel, faut-il le rappeler ? C’est une première évidence qui amène celui qui marche à retrouver le rythme que son corps aime, là où son esprit retrouve l’aisance et la fluidité naturelle, car jusque-là l’homme actif est dépassé par son propre mouvement : il ne le gère plus, ne l’assume plus, mais le subit. Ce temps qui est ainsi respecté finit par apprivoiser le pèlerin. A quoi servirait la performance ? S’il court aujourd’hui, s’il fait trop de kilomètres, il le paiera demain et devra s’arrêter pour récupérer, pour compenser l’abus. Ainsi, tout naturellement, le rythme juste s’impose, quelles que soient la volonté, l’intention ou la prétention.
Des vertus de la fatigue. Le sport intense ou le travail assidu finissent toujours par avoir raison de la meilleure éducation ou des faux-semblants. L’épreuve est révélatrice. Ce n’est pas tellement l’éloge de la souffrance, juste la reconnaissance que le jeu de rôle s’épuise en même temps que la résistance physique. Quand surviennent la faim ou la soif, le sommeil ou la peur de l’insécurité, l’être se découvre et perd ses oripeaux. Le système des valeurs change de cadre et le tableau ne sera peut-être plus aussi politiquement correct.
Ainsi celui qui marche consciemment, s’il supporte le temps que cela nécessite, finit obligatoirement par découvrir des aspects de lui-même qu’il avait négligés ou soigneusement dissimulés. Le conditionnel est de mise parce que tout le monde n’a pas la patience de l’accepter, le courage de l’affronter. Le prétexte le plus courant pour interrompre une marche est la souffrance physique, mais il ne faut pas sous-estimer la tension psychologique que représente la mise à jour de certaines de nos dimensions. Il faut du temps pour permettre à l’inconscient de s’exprimer, l’échelonnement des séances proposé par la psychanalyse en est une bonne illustration. Cette révélation de soi est d’ailleurs souhaitée plus ou moins secrètement au départ d’un long périple. A chaque fois il y a dans la motivation du projet pèlerin cette envie de « faire le point », souvent à un tournant de l’existence, à un croisement des chemins, lorsqu’il est temps de rechoisir sa voie.
Vivre seul, vivre libre. L’expérience de la solitude est une épreuve pour beaucoup. Dans le cheminement en solitaire, le contact humain est en principe maintenu avec les gens d’accueil, avec les gens de passage. Pour celui qui a vécu dans la contrainte des structures familiales ou professionnelles, il y a un sentiment de libération, une nouvelle respiration qui s’installe, mais parfois aussi une angoisse de ne plus être encadré. Pas de compte à rendre, pas d’ordre à recevoir, voilà un programme qui fait rêver tous les soumis, mais il faut aussi accepter de tout assumer, savoir se débrouiller et payer comptant les erreurs d’évaluation. C’est donc l’occasion de redécouvrir sa capacité de survie, son degré d’autonomie, de retrouver l’humilité de demander des informations ou même de l’assistance, tôt ou tard.
Enfin le dépouillement. Plus que la fatigue, l’épreuve de l’inconfort est considérée comme un challenge par ceux qui choisissent de rester dans leurs pantoufles. Le pèlerin porte tout ce qu’il a choisi de conserver. Il rejette donc le superflu et interroge le mode de vie occidental en rompant avec la religion de la consommation. Sans avoir besoin de prononcer le moindre discours, son mode de vie est une manifestation contre le gaspillage et contre cette croyance que la survie passe par la possession. Ce qu’il n’a pas assez trié avant de partir, ce qu’il a emporté « au cas où », sera encore abandonné en chemin ou laissé au prochain guichet postal. Il n’y a qu’une façon de se retrouver en soi, c’est de ne pas être aspiré par les distractions extérieures. Ce bénéfice reconnu lors des retraites ou dans la méditation s’impose naturellement après quelques jours de marche. Sans écran, sans magazine, sans bibliothèque, on peut encore s’égarer dans « les rêveries du promeneur solitaire », mais pas s’évader dans l’imagination de quelque scénariste hollywoodien, on reste en soi et ces rêveries aussi nous révèlent qui on est et ce qui nous anime vraiment.
Partir, c’est un peu mourir. « Pèleriner » c’est mourir à ceux qu’on aime, quitter son confort et ses habitudes, perdre les repères qui rassurent, c’est abandonner pour un temps tout ce que l’on a bâti, tout ce qui nous a construit. Rien de tel que la mort pour nous apprendre à vivre, dit-on, le problème c’est que le mort ne profite pas beaucoup de ses enseignements pour améliorer sa vie... Ainsi, le choix de la retraite et du détachement temporaire permet de simuler cette remise en question totale de nos croyances, de nos certitudes et ouvre la disponibilité à retrouver notre aspiration fondamentale et à rencontrer l’étranger sans a priori, démasqué.
Rencontrer l’autre.
Comme « pèlerin débutant », la marche en groupe de Compostelle-Cordoue m’a fait rencontrer des pèlerins expérimentés. Chacun à sa façon a pu me dire que le pèlerinage, normalement, ce n’était pas comme ça. Il faut se débrouiller seul pour l’intendance, pour se trouver un logement, mais par contre on peut marcher à son propre rythme, quand on veut. De même, dans le fait de se déplacer avec un groupe organisé, les échanges sont privilégiés à l’intérieur du groupe, mais peu encouragés avec les autochtones puisque tout est organisé. C’est une différence importante dans la vie sociale de ce temps consacré au pèlerinage. Pour ma part, les rencontres ne furent pas moins exotiques pour autant, puisque je ne connaissais personne du groupe avant mon départ.
Toute rencontre entre deux individus relève du domaine de la communication, mais il n’y a pas que la parole pour communiquer. Discuter en marchant offre bien des avantages sur le dialogue en tête à tête. Le fait d’avancer ensemble dans la même direction est déjà l’expression d’un vecteur commun. Sans se connaître, nous déplacer vers un but collectif crée des affinités. Choisir, à l’intérieur d’un groupe qui se déplace, de côtoyer tel ou tel compagnon et de s’aligner sur son pas est également un langage, le choix d’une harmonie, d’une consonance. Ce choix doit être partagé librement par les deux parties, puisque chacune, à tout moment, peut choisir d’accélérer, ralentir, s’arrêter ou entrer en relation avec un autre itinérant. Tout ceci peut se passer dans le domaine du subtil langage corporel, alors qu’aucun mot n’a été prononcé. Il faut avoir senti comment on se dégage du groupe en partant à l’avant ou en traînant à l’arrière, comment on ajuste son pas sur celui ou celle qu’on souhaite aborder ou comment à l’inverse on peut être dérangé en sentant s’approcher « l’autre » que l’on ne voudrait pas entendre.
Dans la façon de se déplacer à l’intérieur d’un groupe, il y a déjà la marque de son goût pour le contact ou pour l’isolement, son envie de conduire le groupe ou de se mettre en dépendance. Ensuite, les deux paramètres décrits ci-dessus pour le promeneur solitaire sont démultipliés dans les possibilités de rencontrer une autre personne : le temps à disposition et la révélation de soi dans la vulnérabilité des conditions de marche.
Parler en ayant tout le temps. Combien de fois dans une année peut-on rencontrer une personne en sachant que l’entretien n’aura pas d’échéance fixe ? Que de toute façon le confident pourra être disponible pendant des heures, peut-être pendant des jours, et que tout ce qui doit être dit peut venir sans précipitation, sans forcer. Et qu’ainsi une idée – aussi – peut faire son chemin. Les enseignants en communication nous font prendre conscience de la place du silence dans la phrase, avant une réponse, pour montrer comment ce vide de bruit est synonyme d’une profondeur qui s’installe, d’un plein de sens. La marche privilégie ce rythme d’échanges parce qu’on a le temps et plus encore parce que la respiration est nécessaire, le souffle vital… et la parole devient accessoire.
Se révéler dans la difficulté. Ce paramètre est plus criant lorsqu’on est en groupe. Tout seul on peut encore s’en faire accroire. La vie en groupe ne pardonne pas. Le regard des autres ne laisse pas passer l’écart de conduite. Ainsi le notable qui évite de partager sa gourde par peur du manque descend dans l’échelle humaine bien plus bas que le va-nu-pieds qui aide l’infortuné à porter son sac. Se sentir vulnérable tout seul peut nous déprimer, mais laisser affleurer sa vulnérabilité ou perdre le contrôle du bienséant devant ses pairs est encore un autre dépassement. La dynamique de groupe se régale dans le partage d’une telle expérience sur la durée. Des nouveaux rôles apparaissent, il faudrait même dire de nouveaux personnages, insoupçonnés au départ, prennent place dans le groupe et on se surprend soi-même dans la peau du râleur, du sauveur, du professeur, puis quelques pas plus loin, surpris par un orage, une crampe, une erreur de direction, on basculera dans le rôle de l’assisté, de l’apprenti ou du bouc émissaire. Tout devient possible et même parfois on peut ne pas se reconnaître ! Ce qui approfondit encore la découverte de nos tréfonds, de nos ressources et de nos limitations.
Aux vertus de la marche en solitaire s’ajoute la confrontation aux miroirs qui veulent bien se présenter sur notre voie, qu’ils soient nos hôtes, nos guides ou nos compagnons de route. Entrer en relation c’est accepter d’entrer dans le relatif. En se confrontant aux éléments naturels, le marcheur revient à l’écoute de son corps et mesure la précarité de la survie. En communiquant avec ses pairs, l’humain relativise ses certitudes et ses valeurs. Partager sa peine la réduit, alors qu’une joie partagée s’amplifie.
A quoi sert notre passage sur cette terre, sinon retrouver l’essence de qui on est, le sens de ce que l’on fait, quoi de plus passionnant que de nous découvrir, de nous révéler ? Le temps consacré à la marche offre un contexte privilégié pour cheminer vers soi. Sur la durée d’un pèlerinage, la marche nous met dans une situation ou s’évaporent les faux-semblants, fondent les prétextes et disparaissent les échappatoires pour enfin nous retrouver, authentiques, les pieds sur terre.
Dominique Chappot
Juillet 2011