Conférence du Cheikh Khaled Bentounes
Forum pour la paix
Martigny / Juin 2013
Je vais commencer par où mes prédécesseurs ont laissé le débat. Je crois que la première expression qui a été dite par Patrick c’était le mot « voir » ; c’est ça qui l’intéresse : c’est voir. Donc, c’est une question de vision. Cette société que nous souhaitons tous, parfois en raisonnant, parfois même sans raisonner… On souhaite tous vivre dans un monde de paix. Cette culture de paix est aujourd’hui l’utopie des utopies.
Nous nous demandons tous les jours, en entendant dès notre réveil comment le monde va, si demain cette crise qui touche le monde à plusieurs niveaux ne va pas nous atteindre individuellement et collectivement. Donc, cette notion de culture de paix est une réalité incontournable. Encore, faut-il qu’aujourd’hui des hommes et des femmes s’en préoccupent pour en faire une de leurs préoccupations au quotidien. Comment transmettre à nos enfants une culture de paix dans un monde plus serein, dans un monde plus juste, dans un monde plus fraternel ? Ce n’est pas un pari gagné du tout. Ce qu’on vient de nous dire sur l’information, sur la communication… Nous pouvons du jour au lendemain…
Voir n’est pas croire. Croire n’est pas savoir. Et savoir n’est pas être. Même si nous avons une vision d’une société autre, différente, dont les fondements se font sur des principes de paix, il faut avoir une conviction intime, une foi profonde que cette chose, cette vision que nous avons, est une vision qui correspond à la réalité. Et même si nous avons cette foi, cette foi doit être basée sur un savoir, sur une connaissance, et cette connaissance elle-même doit reposer sur l’être et non sur le paraître. C’est-à-dire que ceux qui en sont porteurs, ceux qui en sont les artisans doivent ramener cette notion de culture de paix à leur propre réalité, c’est-à-dire la vivre. On ne peut transmettre que quelque chose qui est au plus profond de notre conscience. On ne peut pas transmettre quelque chose, aujourd’hui, qui n’est pas vrai, parce que la réalité la rejettera. Donc on ne peut transmettre que des choses que nous vivons, que nous réalisons, que nous avons profondément ancrées en nous.
Le problème du récit, par exemple, que Patrick a évoqué… C’est vrai, nous avons les récits bibliques, les récits de livres indiens, les récits de grandes civilisations comme les Mayas, les récits coraniques, mais ces sources, aujourd’hui, nourrissent parfois… – et c’est ça le paradoxe –, ces mêmes sources nourrissent le saint et l’assassin. Ce qui autrefois nourrissait les saints, nourrit aujourd’hui les assassins. Avec les mêmes principes ! Avec les mêmes sources ! On s’entretue. Donc le récit n’est pas condamnable en soi, parce que l’humanité a toujours rêvé de modèles, d’idéal ; elle a toujours pensé… Parce que tel est l’homme ! L’homme est le processus de sa propre imagination. On a imaginé les enfers, on a imaginé les paradis, on a imaginé l’au-delà. Parce que nous sommes dans l’impermanence, nous sommes dans le monde du fini. Nous savons tous que naissance égale mort, que notre vie ici-bas a un début et une fin. Nous nous accrochons au récit, au mythe, à la parabole, etc. Parce qu’elles nous permettent d’envisager une issue à nos propres vies, elles nous donnent un sens. Parce que nous sommes rongés par la peur, la peur de se dissoudre dans l’éternité, la peur de se diluer. Qu’est-ce que je vais devenir, qu’est-ce que le moi-je qui parle aujourd’hui va devenir demain ? Cette interrogation, elle nous est posée directement ou indirectement, par la mort des proches, par la mort d’amis, par des catastrophes, par des accidents, par des attentats. On se ballade dans la rue et on se fait sauter. Quel est le sens de la vie ?
Donc ce questionnement permanent nous amène à nous poser la question essentielle : Alors cette paix c’est quoi ? Cette culture de paix c’est quoi ? C’est d’abord… Je crois que tout le monde serait d’accord pour dire que la première des paix c’est d’abord une paix politique, où il n’y a pas de guerre, l’absence de guerre, l’absence de conflit. Mais est-ce que la paix ce n’est que ça ? Bien sûr que non ! La paix c’est aussi la paix civique, la paix dans une nation, quand elle est unie, quand elle a des lois justes, quand elle a une justice juste, quand chacun se rend compte qu’il est protégé, qu’il est à l’abri des convoitises d’autrui, à l’abri de la corruption d’autrui, à l’abri de la manipulation d’autrui, que cet autrui soit l’état, que cet autrui soit une élite, etc., etc. Mais est-ce que la paix ce n’est que ça ? Bien sûr que non ! En creusant de plus en plus, on voit que la paix c’est un état d’être ! C’est d’abord un état d’être ! Et un état d’être est bâti sur la confiance. Il ne peut y avoir de paix véritable dans le cœur d’un être humain que quand il a totalement confiance, quand il est sereinement tout à fait dans un état d’être, c’est-à-dire dans un ressenti qui le met en confiance, en confiance avec autrui, ses semblables, en confiance avec la nature dans laquelle il vit, l’environnement dans lequel il vit, en confiance dans son avenir. Donc, ses relations, les relations dans lesquelles il vit, l’environnement dans lequel il baigne, lui renvoient cet état de confiance. Et c’est pour ça que les gens qui ont parlé de cette paix intérieure en parlent comme d’un bonheur, d’un bonheur retrouvé, un sentiment profond de béatitude, de mansuétude, de miséricorde, quelque chose qui comble… Parce qu’elle enlève la peur, elle met en état de confiance et elle comble ce sentiment profond de manque, le manque de quelque chose ; chez les uns c’est le manque d’argent, chez les autres c’est le manque de pouvoir, c’est le manque tout simplement de nourriture, de soins – il y a un manque –, manque d’amour…
Et c’est là où le mot « amour » revient comme un ultime recours, de repêchage en quelque sorte, pour nous apprendre comment cet état de paix, et comment cette culture de paix peut se transmettre au niveau de la conscience. Combien aujourd’hui l’homme du 21ème siècle investit dans la paix ? Combien nous investissons auprès de nos enfants, auprès de nos générations, auprès de nos pays ? On connaît les statistiques, on connaît le prix, par exemple, que coûte l’armement ; on connaît le prix de la spéculation faite par la finance mondiale aujourd’hui ; et combien coûtent les paradis fiscaux aux fiscs des états. On sait même le prix de former un jeune à devenir une bombe humaine. On le sait. En quelques semaines, au plus en quelques mois, on peut former une machine à tuer. Mais en combien de temps peut-on former un être apaisé ? Combien de semaines, combien de mois, combien d’années pour le mettre dans cet état de paix ? Paix avec l’autre, paix avec la nature, paix avec l’économie, paix avec le développement ? Parce que la paix, c’est une réalité qui touche à tout ! Je vous dis, la paix, ce n’est pas seulement l’absence de guerre. C’est dans la relation qui nous lie à travers la réflexion, l’action et la méditation. On réfléchit la paix. On est dans l’action. Une paix qui reste passive est une paix qui n’est pas opérationnelle ! Il faut qu’elle soit opérationnelle ! Donc il faut qu’elle soit active, il faut qu’elle porte des projets, il faut qu’elle nourrisse les hommes, il faut qu’elle les rassure, il faut qu’elle les protège ! Et puis cette paix de méditation… Parce que l’univers est immense ! Nous sommes quoi dans cet univers ? Donc, cette paix aussi qui nous mène par la méditation, puisque en tous les cas dans beaucoup de traditions, et notamment dans la tradition musulmane, le mot paix est un attribut divin : « Salâm huwa ismi ismâ illa bisma ». Le nom « paix », le mot « paix » est un attribut divin ; c’est-à-dire… Dieu est la paix. Et que, par emprunt, il s’est manifesté par la paix ; pour que l’homme puisse emprunter, c’est à dire se baigner, s’approprier cet attribut divin pour qu’il puisse agir par lui dans le monde. Qui le fait d’entre nous ? Et comment aujourd’hui nous avons cette conception… ? Donc ça, c’est la paix sacrée, c’est cette paix qui est profonde, qui est au plus profond de la conscience, qui pétrit la conscience et qui fait que notre conscience s’harmonise…, se nourrit…, grandit… dans cet espace de paix. Qui aujourd’hui conçoit des machines qui fabriquent de la paix ? C’est insensé ! Personne ne pense à fabriquer… Il n’y a aucun ingénieur au monde qui aujourd’hui pense à fabriquer une machine qui produit la paix. Est-ce qu’il y a des médias aujourd’hui qui sont préoccupés à informer, à médiatiser des principes et des fondements pour une humanité qui penserait, qui agirait, qui construirait avec la paix ses principes de base, sa société de base ? Aujourd’hui, cela n’est pas possible ! Ce n’est pas que ce n’est pas possible, c’est-à-dire, on ne l’imagine pas. Peut-on aujourd’hui imaginer des académies… Il y a des académies militaires qui enseignent l’art de la guerre. Il y a des académies financières qui enseignent l’art de la finance. Il y a des académies de x choses : médecine… Il n’y a pas d’académie de paix ! Je n’en connais pas en tous les cas. J’ai assisté à plusieurs conférences où on a souvent soulevé cette question-là, mais c’était pour la gestion des conflits. Jamais on est allé plus loin que la gestion du conflit ! Pourquoi on se limite juste à la gestion des conflits et ne pas aller plus loin encore et de dire : « Non ! Ici on apprend l’absence du conflit. Le conflit c’est comme une maladie ; donc il faut de la prévention pour que le conflit n’arrive pas, qu’il ne détruise pas, qu’on aie pas à gérer quelque chose qui a déjà fait des dégâts, qui a détruit, mais aller en amont, aller à la source pour essayer de guérir le mal comme on guérit la peste, ou le choléra.
Donc vous voyez que cette culture de paix c’est toute une transformation de l’être ; et l’une des toutes premières, c’est de passer de la culture « je », le je-moi, moi l’occidental, moi l’oriental, moi le musulman, moi le chrétien, moi le juif, moi ceci, moi cela… , le je-moi qui en perpétuel continuité est dans la démesure. C’est comme cette histoire de la grenouille et de la vache. Le genre humain est embarqué dans cette perpétuelle situation où le je nous mène toujours vers le conflit, vers la dualité, vers l’opposition. Il ne peut subsister que dans la dualité ; il ne peut vivre, il ne peut être, ou paraître plutôt, que dans le conflit, que dans l’opposition. Donc, passer de la culture du je à la culture du nous. C’est-à-dire cette culture qui permet de faire de cette assemblée, de faire de cette rencontre, de faire de ce cercle, de faire de cette communauté humaine une communauté unie, unie par des principes. Donc, nous changeons de cadre et nous passons de la société du vivre chacun pour soi à la société du vivre ensemble. Donc nos réflexions sont portées par une nouvelle idée : une société du vivre ensemble. La société de demain ne va être qu’une société du vivre ensemble. Et ce vivre ensemble, il a des critères, il est basé sur de nouvelles valeurs. Et c’est pour ça que nous sommes en crise. C’est-à-dire, la crise, elle nous dit quoi ? Elle nous dit que notre système est malade, que si nous continuons encore à manger de ce système-là, nous serons de plus en plus malades. Un plat qui vous rend malade, vous arrêtez d’en manger. Parce que si vous continuez à manger, vous ne pouvez jamais guérir ! Donc, il y a un moment où une décision, en nous, s’affirme. Et on commence par soi, par s’affranchir ! Le peut-on encore ? Je n’en sais rien ! Mais il faut au moins essayer. Et cultiver en soi-même, cultiver autour de soi cette conscience du nous, cette conscience du tout. C’est-à-dire, eh bien oui, aujourd’hui, du cœur du Sahara, du Hoggar, au cœur des Alpes, au milieu de l’Europe, eh bien, il y a des gens, des hommes, des femmes, des jeunes, des moins jeunes, qui se rencontrent, qui réfléchissent, qui partagent ensemble un moment de fraternité, un moment d’échange, et un moment qui laissera des souvenirs profonds, pour chacun qui va revenir chez lui et raconter son récit. Et c’est là où les récits deviennent intéressants, parce qu’ils véhiculent une graine, ils véhiculent une graine d’espérance.
Merci beaucoup.