Le Père Paolo Dall'Oglio nous invite à lire les symbole et à parcourir les chemins de pèlerinage dans l'optique du combat de la foi, de la vérité et de la solidarité. Dans ce combat commun à tous les hommes, nous sommes compagnons de chemin sur la route de la Jérusalem céleste, nous reposons dans le sein d'Abraham.
Salam aaleikum!
Comme je voudrais parler Espagnol ! Cela me fait de la peine de ne pas pouvoir communiquer directement avec les jeunes qui sont dans la salle. Dans l’aimable présentation qu’on a fait de moi, on a oublié de dire que je suis un scout moi aussi !... Merci infiniment à ceux qui ont organisé cette conférence, merci à Gabrielle et merci à vous tous. L’Association Compostelle-Cordoue m’a offert la possibilité d’aller jusqu’à Santiago de Compostelle, et de vivre dans un sens moi aussi le pèlerinage. Cela a d’ailleurs été très court, mais très intense.
La coquille du pèlerin
De Santiago, j’ai ramené la coquille du pèlerin. Aujourd’hui nous avons visité ensemble la mosquée de Cordoue, la mosquée-cathédrale. Quel honneur pour un même lieu d’être à la fois mosquée et cathédrale ! Si vous avez observé al-mihrâb, la niche ou petite abside indiquant la direction de la prière, vous avez pu remarquer que la demi-coupole du mihrâb est souvent décorée du même motif de la coquille. À Compostelle, je me suis interrogé sur le sens de cette coquille. Je suis resté longtemps à regarder le coucher de soleil pour voir si je pouvais apercevoir sa descente dans l’océan. C’est peut-être une illusion, mais la coquille est comme un soleil qui se couche et descend dans la mer en offrant ses derniers rayons. Cette symbolique est liée à la tradition des pèlerins qui marchent jusqu’au Finistère, jusqu’à la « fin du monde », pour y voir le soleil se coucher dans l’océan infini…
Ceci me rappelle que dans nos traditions juives, chrétiennes ou musulmanes, nous trouvons des éléments apocalyptiques communs dont l’un disant que le dernier soleil, le soleil du jour de la résurrection, se lèvera à l’Ouest. Santiago de Compostelle nous parle d’une espérance partagée liée au Soleil de justice finale. Le Peuple d’Israël attend la venue du Messie, l’Eglise le retour du Christ, et les musulmans eux aussi attendent le retour de Jésus, Issa, ensemble avec l’apparition d’un Bien-Guidé, le Mahdi Mohammadien. Du point de vue chrétien (largement partagé par les musulmans qui vénèrent les apôtres du Prophète Jésus, al-hawâriyûn), l’apôtre martyr Jacques, témoin de la lumière du Tabor, devient comme un char du soleil qui traverse le ciel jusqu’au bout du monde.
Mais revenons-en à la signification de la niche de la prière dans la mosquée. Elle est certainement liée à la signification de l’abside dans l’Orient des églises. Dans le Coran, dans la sourate de la Lumière, nous trouvons cette niche mystérieuse où brille une lampe divine. Dans la prière, nous recevons un rayon de ce dernier soleil qui illumine de son sens les chemins de notre vie quotidienne. C’est une lumière d’ailleurs, différente de nos lumières habituelles. La lumière de l’éducation donnée, la lumière de la religion reçue, la lumière de l’idéologie imposée, la lumière des choses sûres et assurées, toutes ces lumières vont passer, descendront dans l’océan, et une nouvelle lumière surgira, lumière que nous attendons et que nous voulons partager les uns avec les autres. Il me semble donc que ce symbole de Compostelle est très juste pour dire ce que nous recherchons ensemble. Beaucoup de ces coquilles sont décorées d’une épée... C’est peut-être l’épée de Santiago « Matamoros », comme on dit en Espagnol, mais nous sommes là pour le changer en Santiago « Amamoros ». C’est l’épée du « djihâd el-akbar », du combat spirituel. C’est l’épée de l’Esprit Saint qui sépare ce qu’il y a à perdre de ce qu’il y a à gagner dans nos vies et nos cheminements personnels. Le pèlerin sait que tout le long de la route, il aura à laisser ce qui l’encombre : dans la tête, dans le cœur, dans la mémoire. A se libérer de plus en plus... L’épée l’aide à trancher entre ce qu’il faudrait qu’il garde et ce qu’il devrait quitter.
Le combat spirituel
Le récit de saint Jacques ressemble à beaucoup d’autres histoires. Il a eu du succès à cause de la fonction historique par rapport à l’identité du pays et à l’identité européenne. Le livre de Gabrielle Nanchen « De la Reconquista à la Réconciliation » le montre très bien. Il n’en reste pas moins que cette relique d’un martyr mort par l’épée en preuve d’amour à son Dieu et de fidélité à son Maître reste un témoignage décisif pour nous tous. Le martyr est vivant. Les traditions musulmane, chrétienne et juive le soulignent. En allant porter la bonne nouvelle dans le monde, les disciples de martyrs ont tous amené avec eux leurs reliques. C’est un langage universel important.
Avec nous tous réunis ici à Cordoue, la Communauté universelle des croyants est rassemblée et célèbre le mystère d’une vie qui jaillit, là où elle est ôtée, volée, niée… Ceci est profondément lié au ministère de l’Église. Et cette vie donnée, espace de vie jaillissante, est très clairement présente dans la symbolique de Saint Jacques de Compostelle. Même l’iconographie de saint Jacques à cheval, le mujâhid, je la comprends, tout en souscrivant à la préférence de Gabrielle pour l’image du saint pèlerin. Mais c’est dans le cœur de ce pèlerin que se déroule le combat du chevalier – le cheval représentant la dimension passionnelle, animale, qui, une fois soumise, devient une monture portante et dynamique. Notre réalité corporelle doit apprendre à obéir à l’âme, à la spiritualité humaine, si l’âme se rend disponible pour le grand combat de la foi, de la vérité et de la solidarité.
Tous, nous sommes appelés à un « djihâd », à un combat spirituel, dans lequel nous sommes compagnons de chemin. Nous ne parcourons plus des chemins opposés, les uns contre les autres. Nous voudrions être compagnons de chemin. Je l’ai déclaré plusieurs fois : l’un des plus grand désirs de ma vie serait d’aller en pèlerin à la Mecque. C’est pourquoi durant les jours du pèlerinage musulman, dans le monastère de Mar Moussa, « saint Moïse », nous lisons les pages de la Bible ayant trait à Abraham. Et cette année, le matin de l'Aïd, j’ai aussi eu la joie de sacrifier un chevreau à la porte du monastère en unité spirituelle avec les pèlerins.
J’aimerais vous raconter une vieille histoire : une femme du quartier musulman était partie au Hadj, en pèlerinage à la Mecque. A cette époque, nous étions en train de forer un puits. C’était très compliqué et difficile. Cette femme du quartier m’a ramené de l’eau de Zemzem, cette eau du pèlerinage de la Mecque – l’eau des larmes d’Agar, les premières larmes de la Bible (cf. Genèse 21) –, et elle me l’a donnée en disant : « J’ai vraiment pensé à toi et à votre puits. Que cette eau de la Mecque soit une bénédiction pour vous ! Je ne connais personne qui en aie besoin plus que vous. » J’ai mélangé cette eau dans le calice goutte après goutte, et goûté à cette communion d’esprit avec cette femme bénie.
Au-delà de nos différends et de nos différences
Il m’a semblé que certains voudraient opposer un « pèlerinage œcuménique » à Cordoba au pèlerinage « exclusif » à Compostelle. Ce qui revient à dire : « Laissons tomber Compostelle…, cela ne nous regarde pas… » Je pense aux scouts musulmans ici en Espagne, en France ou en Afrique du Nord… Ne seraient-ils pas concernés par le Cammino ? Si nos lieux de pèlerinage les plus importants ne deviennent pas les lieux d’un « cheminer ensemble », nous allons cheminer dans des directions contraires. Nos civilisations, nos cultures, nos sociétés s’opposeraient, et le symbole fort, éminent du pèlerinage deviendrait la célébration liturgique de nos oppositions incapables d’élaborer des solutions d’harmonie. C’est pourquoi je crois que Cordoue représente une immense occasion de rencontre, un point de départ, une étape importante dans nos pèlerinages. La cathédrale-mosquée que nous avons visitée aujourd’hui, dans toute sa complexité historique, est un symbole fort de ce que nous voudrions essayer de devenir sur la base de nos histoires difficiles, sanglantes, qui sembleraient nous opposer pour toujours. Pas d’harmonie possible s’il n’y avait pas dans la foi reçue de nos ancêtres, foi blessée par la malédiction de la division, cette bénédiction qui nous permet d’aller au-delà de nos différends et de nos différences par la réconciliation.
Nos ancêtres, et vos grands-pères restés au Maroc et en Algérie…, nous ont enseigné et donné l’exemple que l’on peut croire qu’il y a un mystère de Dieu qui dépasse nos appartenances. S’il ne dépassait pas nos enjeux identitaires, le mystère de la foi serait simplement la célébration de l’enfermement sur nous-mêmes, cadavre à l’odeur tragique du tué ou suicidé. Il me semble donc, chers amis, chères sœurs et chers frères, que nous sommes ici réunis pour célébrer un désir qui nous dépasse. Le scoutisme semble offrir un espace commun de fraternité et d’amitié entre jeunes qui n’est pas opposé aux sources d’inspiration provenant du judaïsme, de la chrétienté, de l’islam et d’autres. Les scouts qui aiment bien marcher peuvent être les témoins, les pionniers de ce cheminement spirituel et d’une civilisation commune où chaque tradition connaîtrait les codes de sa propre fidélité, initiant les jeunes à une conscience religieuse fidèle à son expérience originaire et ouverte à son futur prophétique. Nous n’allons pas enseigner à nos scouts, à nos jeunes, d’être n’importe quoi, et de grandir dans une condition d’incertitude identitaire. Ce n’est pas cela que nous leur souhaitons. Certains de nos jeunes ont une double condition identitaire. Il y en a qui sont des enfants de familles mixtes du point de vue religieux et culturel. A cause de l’itinéraire culturel de leurs parents, ils se trouvent être une espèce de passerelle ou de ménisque, une réalité entre deux. Quelques-uns réussissent à développer une sorte d’appartenance multiple où ils se sentent membres de plusieurs communautés par le biais de leurs choix et des aventures spirituelles qui les caractérisent.
En même temps, il nous faut reconnaître qu’il y a un « new age », des personnes qui se considèrent faisant partie d’une communauté humaine spirituelle non définie. Elles sont au-delà des appartenances, post-religieuses, spirituelles au sens large. Elles existent et ont d’ailleurs toujours existé. L’un de nos amis ici a parlé de la fonction du « marin » et exprimé quelque peu le même concept : il s’agit du rôle de ce qui reste flou, du milieu, de l’espace entre les appartenances. Cette réalité culturelle est ancienne dans la Méditerranée et a ses propres cartes de noblesse. Il nous faut la prendre en considération, non pas pour l’opposer dramatiquement à nos appartenances, mais pour interagir. Là, je crois qu’il y a une autre tradition, par définition multiple et compliquée. Elle est riche, peut s’articuler et s’est conjuguée avec les traditions de la Méditerranée les plus importantes : juives, musulmanes, chrétiennes, au sein des différents espaces d’appartenance. Après tout, il y a aussi des sous-appartenances qu’il faut également considérer. En conclusion, je pense que nos jeunes peuvent s’inviter aux pèlerinages des uns et des autres. Je voudrais voir des scouts chrétiens marcher avec des scouts musulmans. Je voudrais demander au Cheikh Bentounés s’il n’y aurait pas sur l’Atlantique, du côté du Maghreb, un saint musulman avec qui il vaudrait la peine d’attendre devant l’océan le lever du soleil du dernier jour. Là, il y aurait vraiment un fort parallèle symbolique avec saint Jacques.
Le sein d'Abraham
Par ailleurs, chers amis, nous nous savons tous appelés à regarder vers Jérusalem. Le musulman qui fait le hadj à la Mecque le sait. La Mecque, je m’excuse pour l’exemple, est un peu comme Rome, une ville de passage. Le vrai pèlerinage pour nous tous, c’est vers Jérusalem… Jérusalem est la première direction de la prière musulmane. C’est la première et dernière direction de la prière. Le pèlerinage à la Mecque, pendant l’histoire que nous allons parcourir et réaliser, constitue une sorte de répétition finale du jugement dernier… Tout le monde le sait : nos amis musulmans et les scouts ici présents. N’est-il pas vrai que, selon la tradition musulmane, tout le monde va se rassembler à Jérusalem ? Ce fait n’est pas de mon invention. Je comprends que cela soit perçu comme une difficulté pour nos frères juifs, car cela va faire beaucoup de monde à Jérusalem. Il y a là des problèmes pratiques et politiques, et certainement pas des moindres. Puisque nous attendons tous, comme le répète le psaume, d’être consolés à Jérusalem, l’Occident va en pèlerinage à Santiago en attendant de pouvoir se réorienter vers Jérusalem… Il y a là une façon d’exprimer la nostalgie de ne pouvoir se rendre à Jérusalem. Que d’aller à Saint Jacques de Compostelle est une façon de célébrer son désir d’aller à Jérusalem. Je crois qu’il n’est pas vrai que tous les chemins mènent à Rome. Je crois que le chemin de Rome est orienté vers Jérusalem. Et c’est là que nous retrouvons notre ancêtre spirituel, notre grand patriarche spirituel Abraham, « Ibrâhim aalayhi s-salâm ». Dans l’Evangile, Abraham est représenté comme l’espace de notre vie au paradis : le sein d’Abraham. Nous sommes donc tous appelés à nous retrouver dans le sein d’Abraham.
Merci d’avoir organisé cette rencontre à Cordoba. Nous sommes ici dans le sein d’Abraham. Quand la nouvelle lumière s’élève dans nos cœurs, nous sommes déjà dans l’espace de la Jérusalem céleste, dans l’espace d’Abraham, notre père qui nous reçoit sur ses genoux, ensemble, ses enfants…
Père Paolo Dall'Oglio