Rendre visible celle qui assura la continuitié de l'élément autochtone en Andalousie, "cette femme qui fut ibère, romaine, wisigothe, musulmane et chrétienne et que vous croisez maintenant dans les rues de Cordoue, tel est le propos de Teresa d'Outreligne dans cet article.
Si l´on veut connaître une région, il suffit d´ouvrir un livre d´histoire. Aussitôt les batailles et les dates se mettent en place et le labeur toujours recommencé d´échafauder une société plus ou moins propice à l´être humain commence.
Pour ma part je voudrais vous rendre visible celle qui assura la continuité de l´élément autochtone, cette femme qui fut ibère, romaine, wisigothe, musulmane et chrétienne et que vous croisez maintenant dans les rues de Cordoue. Elle est la seule qui peut revendiquer cette terre, parce qu´elle a toujours été là.
La première image que l´on peut avoir de l´Andalousie est celle d´une espèce aujourd’hui disparue. Gibraltar découvrait alors toutes ses grottes maintenant englouties par les eaux et là s´abritaient les derniers Néandertaliens. Furent-ils balayés par les vagues migratrices qui montaient d´Afrique? Leur bagage génétique est peut-être une couche de ce mille-feuille d´ascendances diverses qui compose la population actuelle.
Une seconde image. La préhistoire. Les peintures rupestres nous montre une femme montée sur une sorte d´échelle avec un panier. D énormes abeilles l´entourent. Son but est évident: elle veut obtenir du miel. Quelle langue parlait-elle? Ce n´est que bien plus tard que des documents écrits pourront raconter ce que les empreintes de paumes sur les parois suggèrent.
Troisième image. Les Ibères. Plutôt que la dame de Elche, une grosse matrone, la dame de Baeza au châle coloré de rouge en damier sur bords, précurseur des franges. Mais je lui préfère la petite joueuse de flûte double de l´autel d´Osuna, une enfant éternelle.
Selon Herbert Sauren, professeur émérite de l´université de Louvain, l´Andalousie parlait le Grec dans bien des ports, adorait la déesse Tanit avec des accents puniques à Ibiza, mais sur les morceaux de poterie brisées elle écrivait des messages avec des signes fort semblables à ceux du lointain Yémen. Un exemple : une coupe funéraire en glaise grise ornée sur les bords de deux chouettes, l´une légèrement plus grande et une incision proche forme le son « shu » l´autre étant marquée « shi ». « Il et Elle », puisse que c´est ce que cela veut dire, dialoguaient ainsi dans la nuit des tombeaux munis d´un son sémite qui rappelle leur cri naturel.
De Tartessos nous viennent des reflets métalliques. Le roi s´appelait Argantonio, les lois étaient écrites sur des feuilles de bronze, et le trésor dit de Carambolo brille de tous ses ors. Le professeur Shulten a cherché vainement l´emplacement de cette cité que l´on croit maintenant être située en-dessous de Huelva. Mais ce qui est plus tangible que le sable et les eaux qui effacent les traces des royaumes antiques c´est l´extraordinaire attraction que les romains eurent pour les richesses minières de cette contrée. Les Ibères les virent arriver au temps de la république et leur latin sonnait en cadence avec le pas des légionnaires : « totus, invictus »... de telle façon que l´on les nomma les « Tus ».
A l´encontre des régions montagneuses les riches plaines peuplées de villes furent facilement assimilées. Au premier siècle a. J C. la monnaie en circulation est bilingue, ce qui permet de connaître la valeur des signes ibériques.
L´Andalousie a donné au monde romain trois empereurs : Trajan, Hadrien et Nerva. C´est surtout la patrie de Sénèque que l´on retrouve dans le langage imagé et sagace des vieux des villages. Il écrivait des lettres à un certain Lucilio comme l´on s’écrit à sois même, recommandant la recherche de la vraie félicité et constatant qu´aux abords de la mort beaucoup n´ont pas encore commencé a vivre pleinement. « On apprend en enseignant » disait-il, suivant en cela son cher Épicure.
Comme dans tout l´empire, les villes reproduisaient l´idéal de prestige, commerce, justice et distractions qui rendait la vie supportable aux nouveaux citoyens qui avaient, depuis Vespasien, le droit de monter librement dans l´échelle sociale. Cordoue était alors la capitale et de riches particuliers payaient de grands travaux, comme les deux aqueducs qui amenaient depuis la Sierra l´eau qui toujours flue dans les patios. Comme Ils ne se cassaient pas la tête, ils furent connus par les gens du lieu comme « Aqua Vetus » et « Aqua Nova ». Mais comme dit Lucano, un neveu de Sénèque que Néron fit tuer parce qu’íl était fin poète, « Nous ne subissons jamais que notre propre naufrage » ; ainsi quand le monde romain s´écroula, Cordoue regretta surtout la perte de son importance au profit de Tolède, le nouveau centre élu par les Wisigoths pour diriger à leur aise un vaste territoire où bien des villes autrefois prospères n´étaient plus peuplées que de rangs de colonnes qui brandissaient leurs fûts aux intempéries.
Les Wisigoths, qui constituaient au début un groupe compact et entendaient bien le rester, finirent par se diluer dans le reste de la population. Ils étaient ariens et germaniques, ils devinrent catholiques et se marièrent hors de leurs clans, malgré de sévères prohibitions. Les beaux arcs en fer à cheval se retrouvent dans l´ornementation de beaucoup d´églises de cette période, une avancée de proportions modestes qui trouva sa splendeur dans le rouge alterné de la Mezquita. Et puis, pendant que ces braves guerriers luttaient entre eux pour le pouvoir, arriva l´imprévu : en 771, un contingent militaire arabe, accompagné de nombreuses tribus berbères, passa le détroit de Gibraltar et les battit à plate couture.
Une très grande dame, Sara la Wisigothe, comprit toute suite la situation et voyagea à Damas pour que les domaines de ses enfants, usurpés par un méchant oncle, leurs fussent rendus. Elle obtint gain de cause, mais revint nantie d´un mari musulman. Le fait d´avoir rencontré en Syrie le prince qui devint le premier émir de Cordoue lui donna ses entrées au palais et lui procura un troisième mariage encore plus prestigieux. Tout cela est raconté par son arrière petit-fils, Ibn Quittaya de Séville, un lettré qui n´avait pas de nostalgie pour la gloire du feu roi Witiza, son ancêtre mais courtisait la renommée en composant une histoire de la conquête de l´Andalousie.
La taille des villes et la solidité de la monnaie ne mentent pas. En Occident Cordoue était de toutes la plus peuplée et la plus étendue, avec ses nombreux faubourgs extérieurs qui débordaient l´ancienne enceinte romaine au sept portes, et l´or du Soudan dirigeait le marché, le dinar obligeant les autres économies á s´aligner sur lui. Le moyen d´obtenir ce précieux métal était de vendre aux musulmans des fourrures et surtout des slaves pris dans des razzias par tous les peuples avoisinant, de telle manière que « slave » et « esclave » étaient des mots synonymes. Ils finirent par former un groupe important et dominèrent la côte d´Almeria. Il y avaient plus de trois mille esclaves à Cordoue et au moins six mille femmes, des mains mortes, au dire de plus d´un, puisque, officiellement, elles ne travaillaient pas. De cette masse anonyme surgit une princesse fort décidée à se faire remarquer. La belle Wallada faisait broder ses propres rimes sur les manches de ses robes, des vers assez osés où elle proposait sa joue a tout venant. Le poète ibn Zaidun ne se remit pas de leur rupture, et vaguait dans les jardins de Medina Zahara implorant son pardon. Non seulement elle refusa de le revoir, mais elle contribua á sa perte, vivant dans le palais d´un puissant amant rival qu´elle n´épousa jamais, renforçant ainsi sa légende de femme libre dans un monde qui ne l´était pas.
L´équilibre entre diverses communautés est le produit d´intérêts communs plus forts que les différences particulières. Un exemple serait l´épidémie de candidats au martyre provoquée par les exhortations d´un prêtre, Eulogio. A cet homme nous devons, entre autre, l´exhumation de l´Enéide de Virgile et de la Cité de Dieu de St Augustin d´entre les parchemins du monastère de Siruesa. Le voyage qu´il fit en zone non dominée par l´islam lui ayant ouvert les yeux sur la perte d´identité de la jeunesse chrétienne qui préférait les rimes des vers arabes aux connaissances encyclopédiques de Saint Isidore, il exalta si bien sa cause qu´une très jeune fille, Flora, suivie de beaucoup d´autres, se firent décapiter par des cadis navrés mais impuissants á arrêter ce flot de renégats. On prit donc les grands moyens. Abderraman I fit convoquer un concile et l´église mozarabe décida, malgré l´opposition de quelques uns, que l´épidémie en question était un désordre social et équivalait au suicide. Ce qui était, vu le nombre de ses membres qui passaient á l´islam soit pour éviter le juge, soit pour payer moins d´impôts, soit pour jouir d´un harem, un sentiment de préservation du groupe primant sur le témoignage le plus extrême de la foi. Mais le menu peuple réagit autrement. Recueillant pieusement les restes des martyrs, Eulogio inclus, ils les vénèrent comme saints, pour la grande admiration de la Gaule, qui n´avait à ce moment rien de comparable á montrer.
Le prestige de la dynastie Omeyade augmenta pour des raisons diverses et parfois saugrenues. Le jeune roi de Navarre était obèse et de ce fait non respecté par son entourage de nobles cavaliers ? Qu’à cela ne tienne, le propre médecin du calife, le juif Ibn Shaprut, le soigna á Cordoue á base de diète végétarienne. C´était, après tout, une affaire de famille, car ils étaient apparenté par une arrière grande tante entrée dans le harem royal. Il y eu plus tard le cas curieux d´une princesse de Leon qui épousa le grand Almanzor, et à la mort de celui-ci, retourna chez elle et se fit nonne.
L´argent du trésor public se divisait en trois parts. L´une était pour payer l´armée fixe composée de telle façon que nul de ses membres ne puisse créer une faction. Dans les batailles il y avait des chrétiens et des musulmans des deux cotés. Quant au calife, il payait de sa caissette personnelle sa garde composée de Francs et de Slaves qui n´avaient pas de liens avec la population autochtone.
Tout alla plus ou moins bien tant que la lumière venait d´Orient. La cour de Bagdad était le modèle, le Paris de l´époque. De là venaient les textes, l´algèbre introduite en l´an 830, la passion pour l´astronomie et pour l´arithmétique. L´esthète Zyriab appris aux andalous comment s´habiller au gré des saisons, alternant selon le cas les tissus et les couleurs. Il ajouta une corde au luth qui accompagnait des réceptions où l´on buvait dans des coupes de cristal de roche, servant d´abord des potages, puis la viande, et puis les desserts. Mais ce monde orientalisant fut ébranlé par trois vagues successives, les Almoravides, les Almohades, et les Beni-merin, sortis tout enturbannés de bleu du fin fond de l´Afrique avec la ferme intention de remettre sur le bon chemin les musulmans andalous égarés dans une pratique de la foi trop complaisante. Voyant leurs livres brûlés et la pensée interdite, les savants s´enfuirent. Les royaumes chrétiens qui s´étaient consolidés en un mouvement inverse à l´éclatement d´un pouvoir musulman mûr comme une grenade avancèrent à leur tour. L´Andalousie fut une table d´échec entre le Nord et le Sud. Quant, en 1212, la bataille de las Navas de Tolosa fut gagnée par un échec et mat du coté chrétien, le butin fut si important que la valeur de l´or collapsa dans toute l´Europe. Après que´une grande partie du savoir accumulé par tant de générations fût transmit par l´école de Tolède, d´autres esprits plus nordiques prirent la relève, traduisant en latin les textes élaborés par des équipes qui passaient directement de l´hébreu, de l´arabe, du grec et du syrien au castillan, comme le désirait le roi Alphonse X le Sage. Un époque brillante finissait ; la Renaissance, qui lui devait tout mais ne rêvait que de la pensée grecque et de la grandeur de Rome pouvait éclore et mettre l´homme au centre d´un univers où elle croyait, à l´encontre du monde oriental, qu´était placé le soleil.
Teresa D’Outreligne