En mai 2015, j’ai participé à une marche de quatre jours en Bosnie, coorganisée par l’association Compostelle Cordoue et l’association Solidarité Bosnie, sur le trajet de la colonne des hommes qui ont dû fuir Srebrenica au soir du 11 juillet 1995. Ce chemin de paix de 70km dans les collines et la forêt entre Tuzla et Srebrenica en République serbe de Bosnie avait pour but non seulement de développer un tourisme de proximité pour ses habitants mais aussi de créer des liens et de témoigner pour la paix. Je voulais moi-même mieux comprendre l’histoire de ce pays et des guerres qu’il a subies.
Je suis vite tombée sous le charme du pays mais j’ai été frappée par le contraste entre les beaux paysages qui s’offraient à nous et les récits insoutenables de ce qui s’y était passé. Un joli vallon avait été le lieu d’exécutions sommaires ; un nouveau charnier avait été découvert au détour d’une route accueillante ; une école encore en activité avait servi de prison ; un pont aujourd’hui reconstruit avait dû être détruit à l’aide de bonbonnes de gaz et de scies à main pour protéger le village ; le chauffeur qui nous conduisait nous a montré l’endroit où sa mère avait été tuée par un obus. En même temps, sur tout le parcours, nous avons eu beaucoup d’échanges avec les habitants sur leur mode de vie et leurs moyens d’existence souvent fondés sur l’élevage de petit bétail et des cultures potagères. De l’extérieur, leurs maisons paraissent inachevées mais ils les reconstruisent patiemment avec les moyens du bord et, à l’intérieur, nous nous y sentions bien. Je me souviendrai aussi des sources d’eau ferrugineuse de Srebrenica aménagées le long de la route, une eau dont notre guide avait vanté les vertus réparatrices pour la santé et dont nous nous sommes aspergés avec bonheur.
Un soir où nous logions dans la maison d’un des civils rescapés de la colonne de réfugiés, celui-ci nous a raconté avec une intense émotion comment il avait réussi à survivre avec d’autres pendant deux mois, à l’été 1995, dans les forêts avoisinantes encerclées de soldats, en mangeant notamment des feuilles d’arbres, des baies et des escargots. Ce récit poignant et empreint de dignité relevait de la catharsis. Malgré tout ce qu’il avait vécu et après avoir connu l’exil, ce jeune homme était revenu en Bosnie avec sa famille et avait reconstruit la ferme de ses parents qu’il veut pionnière en cultures et élevage de proximité. Il est devenu leader de sa région pour construire des Chemins de paix sur le trajet de cette colonne de réfugiés massacrés. Il témoigne pour que cela ne se reproduise plus jamais. Nous l’avons encouragé à devenir « conteur » ou à écrire son récit qui m’avait beaucoup troublée.
Le lendemain, j’ai pu retrouver un peu de sérénité après un délicieux petit déjeuner autour de la table familiale à la ferme et des adieux particulièrement chaleureux. Nous avons été cependant confrontés à de nouvelles émotions par la suite, notamment devant le mémorial circulaire de Potocari sur lequel est inscrit le nom des 8372 civils massacrés et le hangar d’une usine désaffectée où avaient été entassés dans le froid de l'hiver, des femmes et des enfants. Néanmoins et paradoxalement, j’étais presque plus touchée par la vue des usines autrefois florissantes et aujourd’hui abandonnées que l’on voyait régulièrement dans la région. Si l’on ne peut comparer le massacre de 1995 avec la situation économique actuelle, on peut toutefois se demander si cette région de Srebrenica, intégrée dans la « République serbe de Bosnie » par les Accords de Dayton de 1995 et soumise à un régime politique ultralibéral qui ne tient pas compte des intérêts et des droits des travailleurs, ne va pas vivre un cauchemar encore plus sournois que celui du génocide de 1995. Le régime politique serbe de Bosnie maintient les divisions ethniques, compromet le développement économique de la région et l’accès des particuliers à l’économie de marché. Ainsi, à Srebrenica, la reconstruction de deux établissements de cure thermale exploitant les eaux ferrugineuses est bloquée depuis plusieurs années par le pouvoir politique de la « République serbe » hostile au promoteur qui souhaiterait, lui, recruter le personnel sur la base des compétences et non de l’appartenance ethnique.
Nos hôtes et amis de passage ne cachaient pas leurs préoccupations, leurs moments de découragement et l'envie d'aller voir ailleurs. Ceux qui étaient revenus nous parlaient abondamment de leurs expériences à l'étanger, mais ils devenaient très évasifs lorsqu'il était question de leur retour. J'ai eu un moment d'extrême gène en pensant à notre politique de renvoi. Je rêve qu’on puisse remettre l’économie à zéro, redonner sa chance à chacun, redistribuer les richesses. Mais comment?
Ayant prolongé mon voyage à l’issue de la marche, j’ai pu constater la diversité des paysages et du riche patrimoine (sites archéologiques et bourgades médiévales) des deux entités de la Bosnie et les différences de climat puisque l’on passe rapidement d’un climat de montagne à un climat de type méditerranéen, à partir de Sarajevo, puis de Mostar, en Herzégovine, où grâce au célèbre pont reconstruit, le tourisme est plus florissant. Après Mostar, on découvre une plaine où se développent des activités industrielles, des exploitations hydroélectriques et une agriculture prospère de fruits méditerranéens et de vignes. Les usines désaffectées sont moins nombreuses qu’autour de Srebrenica. Il semble donc que l’Herzégovine contrôle mieux sa politique de développement.
Je voudrais recommander la visite de cette Bosnie devenue proche, de façon à apporter un regard neuf et admiratif sur ce pays, de le rendre attractif et de donner l’envie d’y vivre. Je souhaite donc que, paralèllement aux pèlerinages pour la paix, d’autres marcheurs s’engagent à leur tour à suivre le Chemin de paix de Srebrenica, ouvert d’avril à octobre. Celui-ci pourrait ainsi s’inscrire dans les circuits de grande randonnée et ouvrir la voie à un tourisme à visage humain qui valoriserait la flore et la beauté des paysages et serait axé sur l’accueil chez l’habitant et la rencontre avec la population locale. Cela permettrait de recréer des liens internationaux entre toutes les communautés et de redonner l’espoir pour plus jamais ça.
Je retiendrai de ce voyage le courage manifesté par les habitants de ce pays malgré les multiples épreuves qu’ils ont dû affronter. Récemment encore en mai 2014, ils ont subi des inondations catastrophiques qui ont touché la Bosnie et plus particulièrement les régions habitées par les bosno-serbes. Et on m'a raconté que les bosniaques ont accueilli chez eux plusieurs centaines de famille serbes pendant un mois. Je resterai pleine d'admiration devant l'extrême lucidité dont ont fait preuve les survivants du groupe de réfugiés traqués dans la forêt qui ont notamment toujours fait en sorte de bien distinguer entre leurs ennemis et les leurs. Je me demandais si moi-même en pareille situation, j’aurais su reconnaître mon voisin. Cette marche me confirme douloureusement que le bien et le mal se côtoient constamment. Mes accès d’agressivité et mes élans de joie se bousculent sans que je puisse vraiment les gérer. On aimerait tellement ne garder que les émotions qui font du bien et ne plus voir celles qui détruisent. Même le message du Christ montre que la violence est omniprésente, lui qui l’a éprouvée de plein fouet sur la croix.
Que faire face à cette violence? Lors de la marche, nous avons souvent évoqué la non-violence et la justice mais peu le pardon. C’est du pardon qu’il est question dans le film « Invictus », plus précisément de « la lutte nécessaire pour le pardon ». Nelson Mandela, en pacifiste, a tenté de changer les mentalités. Il est aussi à l'origine de la création d'une "Commission de la vérité et de la réconciliation" (CVR) en Afrique du Sud par le Promotion of National Unity and Reconciliation Act de 1995. L'objectif de ce type de commissions est d'aider les sociétés traumatisées par la violence à sortir de leur crise pour la dépasser de façon critique et éviter une récidive. D'autres pays en ont aussi mis en place avec, semble-t-il, un certain succès.
Mais en Bosnie, dès lors que le pays est divisé en deux entités politiques, que le génocide est encore nié par certains, que les grandes puissances occidentales sont encore impliquées dans le conflit de 1992 à 1995, Le processus de réconciliation et d'établissement de la justice fonctionne mal. Comment pardonner si la justice n'est pas équitable, comment faire son deuil alors que 20 ans après, des familles de Bosnie cherchent encore leurs morts. Comment vivre alors qu'à quelques pas de chez soi, son bourreau ou violeur vit avec sa famille dans une confortable impunité.
Dans le cadre des manifestations organisées à Genève le 12 juin pour commémorer les 20 ans du Génocide de Srebrenica, la Présidente des "Mères de Srebrenica", Atidza Mehmedovic, a fait mention de leur volonté de promouvoir l'ouverture au pardon pour ne pas sombrer dans la vengeance.
Enfin, j'aimerais relever l'initiative du Pape François venu a Sarajévo le 6 juin dernier, marquant ainsi par sa présence ces manifestations de la commémoration du Génocide. Il a dit "ressentir un climat de guerre dans le monde attisé délibérément par ceux qui cherchent l'affrontement entre cultures et civilisations. Et pour la Bosnie, cela mène aussi à l'inégalité devant la loi et dans son application". Puisse son appel à la Paix réveiller les consciences et aider la population bosniaque à continuer sa lutte pour préserver la coexistence, surtout dans les villes, des trois communautés : les Serbes orthodoxes, les Bosniaques musulmans et les Croates catholiques. Cette culture de la diversité relève de leur quotidien de toujours, de même la nécessité de ne pas se laisser diviser. Mais, toujours bousculés par les conflits qui se répètent, on les sent fragiles, démunis, manquant d'outils et de soutiens pour assumer ce long travail de reconstruction. D'où la nécessité, notamment, de favoriser la venue de marcheurs afin que la population de cette région retrouve fierté et motivation pour surmonter les obstacles et valoriser leur bien commun.
Un souvenir d'enfance me remonte à l'esprit. J'avais 5 ans et j'étais en séjour chez ma grand-mère. De grandes pelouses parsemées de pâquerettes entouraient la maison. Je ne me lassais pas de les admirer et de les caresser. Un jour je vis avec inquiétude une tondeuse à gazon. Oui je comprenais la nécessité de tondre le gazon, mais les pâquerettes? Je les vis les une après les autres être décapitées par la tondeuse. Ma détresse, je la gardai pour moi. Mais je n'ai pas oublié ma surprise, le lendemain matin, en découvrant sur le gazon de nouvelles pâquerettes aussi belles et vivantes. Ce fut là ma première leçon de vie.
Mireille Aubert le 10 juillet 2015 texte raccourci du 24 juin 2015